De retour de la révolution du Rojava


Traduction d’un article de Novara Media, pour le site de Ballast

Une révo­lu­tion socia­liste, fémi­niste, plu­ri-eth­nique et éco­lo­giste prend forme, offi­ciel­le­ment, depuis novembre 20131 : quelque part en Syrie, au nord d’un pays divi­sé par la guerre, en région auto­nome kurde : le Rojava. L’anthropologue liber­taire amé­ri­cain David Graeber va jus­qu’à la qua­li­fier de « l’un des rares points lumi­neux » de la région et de l’une « des grandes expé­riences démo­cra­tiques du monde ». Les prin­ci­paux enne­mis de la révo­lu­tion ? Le fas­cisme théo­cra­tique de Daech et l’au­to­cra­tie turque. Nous sui­vons avec un vif inté­rêt l’é­vo­lu­tion de la situa­tion et tra­dui­sons, pour le lec­to­rat fran­co­phone, cet entre­tien de Peter Loo paru il y a trois mois de cela dans les colonnes du site Novara Media : pro­fes­seur d’an­glais béné­vole, il a pas­sé plus d’un an sur place dans le cadre du groupe de soli­da­ri­té anti­ca­pi­ta­liste Plan C Rojava. Et livre, à son retour, une ana­lyse péda­go­gique de la situa­tion, sou­cieux des grandes réa­li­sa­tions autant que des limites certaines.


Pourriez-vous d’a­bord détailler un peu la chro­no­lo­gie de la révo­lu­tion au Rojava ?

Eh bien, com­men­çons par évo­quer rapi­de­ment les ori­gines de la révo­lu­tion. Beaucoup de gens omettent de par­ler des ori­gines, alors que c’est cru­cial pour com­prendre la dyna­mique de toute la révo­lu­tion. Le Parti de l’u­nion démo­cra­tique (PYD) qui a mené la révo­lu­tion était actif dans le nord de la Syrie, ou Kurdistan occi­den­tal (Rojava signi­fie « ouest » en kur­man­ji) depuis 2003. Avant lui, le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK), auquel est affi­lié le PYD, avait l’au­to­ri­sa­tion du régime d’u­ti­li­ser la région comme base d’ac­ti­vi­tés contre l’État turc, jus­qu’à son expul­sion en 1998. Les pre­mières mani­fes­ta­tions contre le pré­sident syrien Bachar El-Assad ont débu­té début 2011 ; au prin­temps, le PYD a entre­pris de se consa­crer à l’or­ga­ni­sa­tion de la com­mu­nau­té kurde en for­mant des comi­tés locaux et des uni­tés d’au­to­dé­fense — les pré­cur­seurs du YPG, ain­si que des forces fémi­nines du YPG. Cela devait consti­tuer la base sociale de la révo­lu­tion. Mi-juillet 2012, alors que le mou­ve­ment social contre El-Assad s’é­taient trans­for­mé en conflit mili­taire san­glant impli­quant plu­sieurs puis­sances étran­gères, ces forces d’au­to­dé­fense, ren­for­cées par des gué­rille­ros for­més par le PKK, expul­sèrent les forces du régime de plu­sieurs vil­lages et villes du Nord. Les forces de défense du PYD prirent alors le contrôle des grandes routes et évin­cèrent le régime des infra­struc­tures clés — en cau­sant très peu de vio­lences et de victimes.

« Il s’a­git d’une des plus pas­sion­nantes luttes poli­tiques entre­prises de nos jours, à la fois du point de vue de son échelle et de sa portée. »

La géo­gra­phie a joué évi­dem­ment un rôle cru­cial : les zones à majo­ri­té kurde où le PYD pou­vait s’or­ga­ni­ser furent les pre­mières à se sou­le­ver et à expul­ser les forces du régime. Dans les zones sans forte majo­ri­té kurde, les forces d’El-Assad par­vinrent à se main­te­nir. Ici, à Qamishlo, où 20 % envi­ron de la popu­la­tion sou­tient le régime, il y eut des affron­te­ments vio­lents mais le régime réus­sit à gar­der le contrôle de plu­sieurs bâti­ments publics. Juillet 2012 mar­qua l’é­mer­gence du Rojava en tant que force à part dans le conflit syrien. Les can­tons qui furent créés se décla­rèrent contre El-Assad (quoique plai­dant pour une des­ti­tu­tion élec­to­rale, sans recou­rir à la force), tout en res­tant en dehors de la constel­la­tion de groupes rebelles syriens en voie de frag­men­ta­tion. Les rela­tions entre le Rojava et l’Armée syrienne libre — ASL/FSA : les forces mili­taires ini­tia­le­ment for­mées par les rebelles — sont com­plexes : les exemples de coopé­ra­tion comme de conflit entre le Rojava et les dif­fé­rentes com­po­santes de l’ASL sont nom­breux depuis le début de la révo­lu­tion. Ce récit des ori­gines de la révo­lu­tion en tant qu’in­sur­rec­tion est contes­té par ceux qui cri­tiquent la révo­lu­tion du Rojava et son refus de rejoindre plus lar­ge­ment le sou­lè­ve­ment anti-Assad. Émanant sur­tout de Grande-Bretagne, ces cri­tiques incluent Robin Yassin-Kassab et Leila al-Shami, les auteurs de Burning Country. Dans cet ouvrage, qui ne parle que briè­ve­ment du Rojava, les auteurs affirment que le retrait des forces d’El-Assad avait été « appa­rem­ment coor­don­né » avec le PYD, dont l’ar­ri­vée au pou­voir était un fait accom­pli pré­cé­dem­ment accep­té par le régime afin de libé­rer des troupes des mis­sions de sur­veillance pour leur per­mettre de com­battre les rebelles ailleurs. Ces deux récits sont incom­pa­tibles ; j’a­voue ne pas avoir de réponse défi­ni­tive : peut-être que les choses seront plus claires dans les pro­chains mois, lorsque les rela­tions entre le Rojava et le régime syrien seront éclaircies.

L’argument du fait accom­pli n’ex­plique pas, pour autant, les vic­times mili­taires des pre­miers jours, ni pour­quoi les hos­ti­li­tés conti­nuent, de façon spo­ra­dique. Je ne crois pas en l’exis­tence d’une conspi­ra­tion. Il semble plus pro­bable que, recon­nais­sant que la situa­tion poli­tique au Rojava a chan­gé avec l’in­sur­rec­tion, El-Assad a recon­si­dé­ré sa posi­tion poli­tique concer­nant cette par­tie de la Syrie, pro­ba­ble­ment pour gar­der ses options ouvertes sur le long terme. Depuis ses débuts, la révo­lu­tion s’est éten­due géo­gra­phi­que­ment et socia­le­ment. Deux de ses trois can­tons sont direc­te­ment reliés (Kobané et Ciziré) et les com­bats conti­nuent afin qu’ils le soient au can­ton d’Efrin. Un sys­tème basé sur la décen­tra­li­sa­tion (le sys­tème confé­dé­ral) et la construc­tion de « com­munes » au niveau local a été ins­ti­tué ; une orga­ni­sa­tion éco­no­mique qui pri­vi­lé­gie les coopé­ra­tives et assure la satis­fac­tion des besoins pri­maires est en place. Un bou­le­ver­se­ment majeur des rela­tions entre les hommes et les femmes est éga­le­ment en cours. Il s’a­git d’une des plus pas­sion­nantes luttes poli­tiques entre­prises de nos jours, à la fois du point de vue de son échelle et de sa por­tée — d’au­tant plus impres­sion­nante que le conflit est tou­jours en cours en Syrie et que les pays voi­sins affichent leur hos­ti­li­té vis-à-vis d’elle.

Kobané (DR)

Nous revien­drons sur les rela­tions entre révo­lu­tion et régime. Ainsi, la révo­lu­tion a débu­té en tant que mou­ve­ment diri­gé par le PYD prin­ci­pa­le­ment sou­te­nu par des Kurdes ?

Exactement. Après ce qu’on pour­rait appe­ler la phase insur­rec­tion­nelle de la révo­lu­tion (consis­tant à écar­ter le régime du pou­voir), la phase sui­vante fut celle de la conso­li­da­tion poli­tique et de l’ap­pli­ca­tion d’un pro­gramme poli­tique. Ce pro­gramme repose sur trois prin­cipes essen­tiels : un sys­tème de démo­cra­tie citoyenne (en rela­tion avec les par­tis poli­tiques offi­ciels et doté d’une cer­taine forme de repré­sen­ta­ti­vi­té) que l’on appelle « confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique » ; la révo­lu­tion des femmes ; un pro­gramme éco­lo­gique — de loin le moins déve­lop­pé des trois aspects pour le moment. Consolider ce pro­gramme au-delà du PYD ou de la com­mu­nau­té kurde ont été les tâches immé­diates de la révo­lu­tion. Plusieurs petits par­tis poli­tiques sont aujourd’­hui actifs dans la révo­lu­tion : ils tra­vaillent ensemble sous le nom de « TEV-DEM » (Mouvement pour une socié­té démo­cra­tique). Bien évi­dem­ment, tout le monde ne sou­tient pas ce qu’il se passe. L’ENKS, une coa­li­tion de seize par­tis domi­née par Massoud Barzani, le pré­sident du gou­ver­ne­ment régio­nal du Kurdistan ira­kien (GRK), a publi­que­ment cri­ti­qué beau­coup de choses qui ont lieu au Rojava. Barzani ne par­tage pas la vision poli­tique du PYD. Il calque le GRK sur les États pétro­liers, comme Dubaï, et applique, en ce moment même, un embar­go contre le Rojava, avec son allié turc — ce qui cause toutes sortes de pro­blèmes… En rai­son de ces ten­sions, Carl Drott, de l’u­ni­ver­si­té d’Oxford, a décla­ré : « Parfois, il semble que la seule poli­tique cohé­rente du KCN [ENKS] est de s’op­po­ser à tout ce que fait le PYD. »

« Plus impor­tant encore, la révo­lu­tion a comme prio­ri­té de gagner le sou­tien et la confiance de toutes les com­mu­nau­tés pré­sentes au Rojava. »

Plus impor­tant encore, la révo­lu­tion a comme prio­ri­té de gagner le sou­tien et la confiance de toutes les com­mu­nau­tés pré­sentes au Rojava. Ces com­mu­nau­tés — Arabes, Syriaques, Tchétchènes, Arméniens, Turkmènes, etc.— s’im­pliquent en nombre gran­dis­sant au fil du temps, au fur et à mesure qu’elles voient les idées de la révo­lu­tion (et ses avan­tages) mises en pra­tique, de même qu’elles constatent que le régime ne revien­dra pas. Les rai­sons de sou­te­nir la révo­lu­tion vont des plus poli­ti­que­ment moti­vées, telles que le sou­hait d’un Kurdistan libre, la confiance en la poli­tique d’Abdullah Öcalan [le lea­der empri­son­né du PKK, ndlr] et sa vision du confé­dé­ra­lisme et un désir plus concret de paix, de sécu­ri­té et de ser­vices de base que la révo­lu­tion apporte à la vie quo­ti­dienne. Les YPG et YPJ sont aimés par qua­si­ment tout le monde ici ; ce sou­tien s’est éten­du à l’al­liance mili­taire (les Forces syriennes démo­cra­tiques, FSD/SDF) conclue avec d’autres milices pro­gres­sistes des dif­fé­rentes eth­nies de la région. La révo­lu­tion a démar­ré du sein de la com­mu­nau­té kurde et le tra­vail à mener pour qu’elle soit sou­te­nue par d’autres com­mu­nau­tés est une prio­ri­té cru­ciale. Cela sup­pose de tra­vailler avec les mil­liers de réfu­giés arabes fuyant le conflit du reste de la Syrie et qui sont empê­chés de se rendre en Europe par l’État turc. Une par­tie de mon tra­vail avec le TEV-DEM consiste à conso­li­der ce sou­tien des com­mu­nau­tés. La com­mu­nau­té syriaque, par exemple, est for­te­ment divi­sée entre le régime et la révo­lu­tion, et chaque fac­tion pos­sède ses propres uni­tés mili­taires et sa propre police. Quand on tra­verse les quar­tiers syriaques, cette divi­sion saute aux yeux : ici, la rue est pleine de por­traits d’El-Assad et de dra­peaux du régime ; là, il y a un check­point pro-révo­lu­tion avec des slo­gans révo­lu­tion­naires sur tous les murs.

Abordons la ques­tion épi­neuse des rela­tions entre le régime d’El-Assad et le PYD. En quoi consistent-elles, en résumé ?

Comme je l’ai dit, la révo­lu­tion n’a pas mis par­tout le régime à la porte. Ici, à Qamishlo, il est encore pré­sent. Ainsi, lorsqu’Alep a été « libé­rée » récem­ment, de bruyantes fes­ti­vi­tés pour la vic­toire d’El-Assad ont eu lieu dans cer­tains quar­tiers — et le régime conti­nue de payer les salaires de cer­tains fonc­tion­naires, comme les ins­ti­tu­teurs. De temps en temps, des escar­mouches éclatent dans des villes où le régime est encore pré­sent, comme ici ou à Hasseke. La révo­lu­tion s’est consti­tuée en tant que force indé­pen­dante du large mou­ve­ment de rébel­lion — très diver­si­fié — contre El-Assad. Elle a pu comp­ter sur le sou­tien de mou­ve­ments sociaux étran­gers, de par­tis poli­tiques pro­gres­sistes, mais éga­le­ment sur celui, plus contro­ver­sé, de puis­sances comme les États-Unis et, par­fois, de la Russie. Cela a, dans une cer­taine mesure, empê­ché El-Assad ou, plus pro­ba­ble­ment à l’heure actuelle, l’État turc de l’an­ni­hi­ler pure­ment et sim­ple­ment, bien que la situa­tion soit tou­jours périlleuse. Aujourd’hui, les posi­tions que va prendre le régime vis-à-vis du Rojava ne sont pas encore claires, et vice-ver­sa. Pour le moment, aucun des deux camps n’a d’a­van­tages mili­taires pro­bants pour l’emporter sur le ter­rain. Après la défaite des rebelles, qua­si­ment assu­rée avec la réoc­cu­pa­tion d’Alep, cela peut com­plè­te­ment chan­ger. Par exemple, le YPG et le YPJ, qui défen­daient le quar­tier kurde d’Alep, Sheiq Maqsoud, et qui ont éga­le­ment sou­te­nu les forces d’El-Assad à cer­tains moments de la bataille, se sont désor­mais reti­rées, pour ne lais­ser que les Asayish, la police armée, dans le quartier.

(DR)

Ces rela­tions avec le régime ont été beau­coup cri­ti­quées. Au début du sou­lè­ve­ment syrien, la pos­si­bi­li­té d’une large alliance entre Arabes et Kurdes sem­blait proche mais celle-ci a échoué, pour plu­sieurs rai­sons. Parmi celles-ci figu­rait un chau­vi­nisme arabe latent, fruit de décen­nies de régime colo­nial au Rojava, et l’une des causes de la réti­cence du régime et des rebelles à voir l’au­to­no­mie kurde pro­cla­mée. La mon­tée en puis­sance des forces isla­mistes du côté rebelle a éga­le­ment blo­qué une alliance à grande échelle entre révo­lu­tion Rojava et rebelles. Des accords ont été conclus à échelle locale, avec les forces pré­sentes dans les can­tons, comme les FSD, mais une large alliance avec les grandes fac­tions rebelles est res­tée au point mort. Cette oppor­tu­ni­té man­quée, si tant est qu’elle fût pos­sible, a pro­ba­ble­ment déter­mi­né l’is­sue du reste du conflit.

Les can­tons du Rojava ont connu une expan­sion rapide, par­ti­cu­liè­re­ment dans les zones à forte pré­sence arabe. Pourriez-vous nous par­ler de votre expé­rience quant à l’ac­cueil des dif­fé­rentes eth­nies au sein de la révo­lu­tion et de la façon dont cela fut perçu ?

« Les visi­teurs qui s’at­ten­draient à une expé­rience révo­lu­tion­naire trans­cen­dan­tale seront déçus. »

Depuis 2015, les zones contrô­lées par les can­tons se sont lar­ge­ment éten­dues grâce aux offen­sives menées par ceux-ci contre Daech. Il est indé­niable que cela est d’a­bord dû à un réseau de can­tons, en per­ma­nence reliés les uns aux autres. Ces offen­sives, menées par des forces prin­ci­pa­le­ment kurdes sur des régions majo­ri­tai­re­ment arabes, ont cau­sé quelques pro­blèmes. J’ai eu l’oc­ca­sion de me rendre sur le front à Salouk en décembre [2016]. L’offensive sur Raqqa fai­sant recu­ler la ligne de front, les gens ont été auto­ri­sés à retour­ner dans leurs vil­lages. Les vil­la­geois que j’ai ren­con­trés sem­blaient glo­ba­le­ment pen­cher en faveur des uni­tés des FSD, avec qui ils entraient en contact. Cependant, tous les vil­la­geois ne sou­te­naient pas les actions en cours, d’au­tant que beau­coup, nous a‑t-on dit, avaient été ou étaient encore des sym­pa­thi­sants de Daech. Nous avons visi­té un tabur (uni­té mili­taire) vic­time d’un atten­tat-sui­cide plus tôt dans l’an­née ; son auteur était quel­qu’un de connu, ori­gi­naire du vil­lage d’à côté. Les zones contrô­lées par le sys­tème confé­dé­ral aug­men­tant, des ajus­te­ments ont dû être faits pour accueillir le nombre crois­sant de par­ti­ci­pants non-kurdes. J’ai men­tion­né les FSD comme exemple de coa­li­tion mili­taire mul­ti-eth­nique, laquelle a repré­sen­té un pas en avant pour la révo­lu­tion. L’actuelle déno­mi­na­tion offi­cielle de la région, « Système fédé­ral démo­cra­tique de Syrie du Nord », témoigne du pro­jet mul­ti-eth­nique que la révo­lu­tion essaie de construire. On a notam­ment enten­du l’un des copré­si­dents du sys­tème confé­dé­ral, Mansur Salem, un Arabe syrien, insis­ter dans un dis­cours récent sur le fait que construire ce sou­tien mul­ti-eth­nique était un défi poli­tique clé pour la révolution.

Dans quelle mesure les « gens ordi­naires » s’ap­pro­prient-ils l’i­déo­lo­gie de la révo­lu­tion au Rojava ?

Les visi­teurs qui s’at­ten­draient à une expé­rience révo­lu­tion­naire trans­cen­dan­tale seront déçus. Un tra­vail excep­tion­nel y est accom­pli et il existe une bonne cou­ver­ture média­tique, pro­duite pour une audience occi­den­tale ; mais, au-delà du front, la manière dont la révo­lu­tion se mani­feste est sou­vent sub­tile ou sim­ple­ment pas aus­si déve­lop­pée que ce à quoi on pour­rait s’at­tendre. Diffuser les valeurs de la révo­lu­tion dans d’autres com­mu­nau­tés est un tra­vail en cours. À titre d’exemple, les niveaux les plus éle­vés du sys­tème confé­dé­ral, en par­ti­cu­lier les villes, sont bien déve­lop­pés, alors que le niveau le plus bas, à savoir la com­mune — ins­ti­tu­tion de quar­tier où s’or­ga­nise la par­ti­ci­pa­tion la plus directe dans les assem­blées poli­tiques et les comi­tés, sur des thèmes poli­tiques —, n’est pas aus­si répan­du que ce que l’on pour­rait croire. Les rai­sons remontent aux ori­gines de la révo­lu­tion et à la dyna­mique de cette phase insur­rec­tion­nelle que nous avons évo­quée. Contrairement à ce que l’on pour­rait pen­ser, ce sont les niveaux les plus éle­vés du sys­tème qui tentent de déve­lop­per les niveaux de base de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Une large part du tra­vail est consa­crée à accroître la place des com­munes, numé­ri­que­ment et géo­gra­phi­que­ment. Cela implique de trou­ver des res­sources maté­rielles et d’é­du­quer les gens, dans les com­mu­nau­tés locales, sur les valeurs de la révo­lu­tion, ain­si que sur le fonc­tion­ne­ment, par­fois com­plexe, du sys­tème. L’élément le plus visible de la révo­lu­tion est sans doute le rôle des femmes dans la société.

Manifestation pour la libération d'Öcalan (DR)

L’image sou­vent ren­voyée par la révo­lu­tion est celle de la libé­ra­tion des femmes et du rôle de pre­mier plan des YPJ dans la volon­té de trans­for­mer les rela­tions de genre. Comment cela affecte-t-il la vie quo­ti­dienne au Rojava ? Est-ce vrai­ment un aspect fon­da­men­tal du mouvement ?

Une cri­tique de gauche en Europe, comme on peut le voir dans un article récent de Gilles Dauvé, avance que la révo­lu­tion des femmes au Rojava est limi­tée aux seules femmes des YPJ. Si c’é­tait le cas, on ne pour­rait pas consi­dé­rer que le Rojava connaît une révo­lu­tion des femmes. Après tout, l’État israé­lien enrôle des femmes comme sol­dats, et Kadhafi était connu pour avoir des gardes du corps fémi­nins. L’histoire est pleine d’exemples de femmes jouant un rôle pré­pon­dé­rant dans les luttes sociales ou les conflits mili­taires, pour retrou­ver ensuite une posi­tion sociale de sou­mis­sion une fois les hos­ti­li­tés ter­mi­nées. Mais ce n’est pas là que s’ar­rête la révo­lu­tion des femmes au Rojava. De même qu’elle ne s’ar­rête pas au 40 % de repré­sen­ta­tion fémi­nine dans tous les comi­tés, ni à l’é­ga­li­té en termes de prise de parole (ce qui est en soi un pas qui va au-delà de ce qui se pra­tique dans la majo­ri­té des États occi­den­taux). Sous toutes ces conquêtes mani­festes, il y a le déve­lop­pe­ment long, patient, du mou­ve­ment poli­tique des femmes : l’é­du­ca­tion poli­tique pour que les femmes déve­loppent leurs capa­ci­tés, pour que les futures orga­ni­sa­trices prennent confiance en elles ; des actions de (ré)éducation et d’in­ter­ven­tion contre les hommes ayant com­mis des abus ; l’ac­ti­vi­té des comi­tés de femmes à tous les niveaux du sys­tème confé­dé­ral ; et le tra­vail infa­ti­gable du Kongreya Star (« Congrès des étoiles ») — la forme d’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment des femmes ici.

« Ces chan­ge­ments se font dans une socié­té mas­si­ve­ment conser­va­trice où la vio­lence contre les femmes, les meurtres pour l’hon­neur, les mariages for­cés étaient extrê­me­ment cou­rants avant la révolution. »

Encore une fois, ce n’est pas un pro­ces­sus sans accrocs. Ces chan­ge­ments se font dans une socié­té mas­si­ve­ment conser­va­trice où la vio­lence contre les femmes, les meurtres pour l’hon­neur, les mariages for­cés, la dif­fé­rence consi­dé­rable entre les salaires, ain­si que les carac­té­ris­tiques habi­tuelles du patriar­cat étaient extrê­me­ment cou­rants avant la révo­lu­tion. Le mou­ve­ment tra­vaille dur pour fédé­rer tout le monde, assu­rer des posi­tions fermes, prendre des mesures immé­diates si néces­saire, ou adop­ter une approche sur le long terme si cela s’a­vère plus effi­cace. À l’i­mage de tout le reste, ici, le mou­ve­ment par­tage des traits com­muns avec les mou­ve­ments occi­den­taux, mais il conserve de nom­breuses dif­fé­rences. Le tra­vail poli­tique qui sous-tend le mou­ve­ment des femmes au Rojava est col­lec­ti­ve­ment appe­lé « jinéo­lo­gie », qui signi­fie « la science des femmes ». Öcalan est, sans sur­prise, un théo­ri­cien jinéo­lo­giste de pre­mier plan ; il a déve­lop­pé une vaste argu­men­ta­tion consa­crée aux racines his­to­riques du patriar­cat, qui a ren­ver­sé une socié­té matriar­cale et paci­fique. Le capi­ta­lisme est consi­dé­ré comme intrin­sè­que­ment patriar­cal et Öcalan, qui est la réfé­rence prin­ci­pale du mou­ve­ment, sou­tient que « la néces­si­té d’in­ver­ser le rôle des hommes revêt une impor­tance révo­lu­tion­naire ».

Certains pans de son argu­men­ta­tion sont plus pro­blé­ma­tiques pour une par­tie des fémi­nistes occi­den­tales. Par exemple, l’ap­proche jinéo­lo­gique du genre peut pas­ser pour essen­tia­liste, car elle assigne des carac­té­ris­tiques défi­nies aux genres. Les fémi­nistes queer trou­ve­ront cette idéo­lo­gie très pro­vo­cante. Les com­por­te­ments en matière de sexua­li­té sont aus­si très dif­fé­rents que ceux en vigueur en Occident : les rela­tions sexuelles entre les cadres sont glo­ba­le­ment inter­dites, et il y a tou­jours, dans le reste de la socié­té, une forte pres­sion sur la ques­tion de l’abs­ti­nence jus­qu’au mariage. Dans de nom­breuses inter­views, lorsque la ques­tion queer est sou­le­vée, la réponse stan­dard se résume sou­vent à : « Nous n’a­vions jamais vu de per­sonne gay au Rojava, avant. » Cette ques­tion sera, je l’es­père, prise peu à peu en compte — j’ai enten­du des rap­ports selon les­quels des poli­tiques LGBT étaient mises en place dans cer­taines zones.

Soldats de Daech (DR)

Vous dites que la jinéo­lo­gie ne se conforme pas com­plè­te­ment au fémi­nisme occi­den­tal. Peut-on affir­mer la même chose pour le mou­ve­ment apoïste [ou « confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique », théo­ri­sé par Öcalan, ndlr] en général ?

Oui, abso­lu­ment. Beaucoup de débats sur le PKK sont construits en réponse à la ques­tion « Est-ce une orga­ni­sa­tion anar­chiste ? » : ils tournent en rond parce qu’ils ne par­viennent pas à effec­tuer une ana­lyse concrète du mou­ve­ment lui-même. Au même titre que le PKK n’a jamais été, his­to­ri­que­ment, une orga­ni­sa­tion ouver­te­ment mar­xiste-léni­niste, il ne peut pas non plus être qua­li­fié de mou­ve­ment anar­chiste. Le PKK et ses orga­ni­sa­tions sœurs s’au­to­dé­fi­nissent comme « apoïstes » — un mou­ve­ment construit autour d’Abdullah Öcalan et de ses tra­vaux très… éclec­tiques. Les mou­ve­ments qui se fondent sur sa vision poli­tique sont contra­dic­toires, en par­ti­cu­lier après le déve­lop­pe­ment du « nou­veau para­digme » qui sui­vit l’ar­res­ta­tion d’Öcalan en 1999. Ce para­digme a modi­fié de manière signi­fi­ca­tive de nom­breux pans de la vision poli­tique du PKK. Bien que celui-ci ait désor­mais for­mel­le­ment aban­don­né la reven­di­ca­tion d’un État kurde indé­pen­dant et l’ait rem­pla­cé par son modèle de confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, c’est encore un mou­ve­ment hié­rar­chique, avec une dis­ci­pline stricte pour les cadres et un culte de la per­son­na­li­té autour d’Öcalan. Leur concep­tion de la révo­lu­tion ne s’ins­crit pas dans les limites des concep­tions des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires classiques, mais se défi­nit comme suit : « Ni l’i­dée anar­chiste de l’a­bo­li­tion de la tota­li­té de l’État immé­dia­te­ment, ni l’i­dée com­mu­niste de la prise de contrôle de la tota­li­té de l’État immé­dia­te­ment. Avec le temps, nous orga­ni­se­rons des alter­na­tives pour chaque sec­tion de l’État contrô­lée par le peuple, et quand elles réus­si­ront, la par­tie cor­res­pon­dante de l’État sera dis­soute. » Par ailleurs, et c’est impor­tant, leur cri­tique du capi­ta­lisme ou, selon leurs termes, de la moder­ni­té capi­ta­liste, est rela­ti­ve­ment opaque — une opa­ci­té que le manque de tra­duc­tion en anglais de leurs textes ne contri­bue pas à éclair­cir — ; elle n’est aus­si cer­tai­ne­ment pas aus­si fon­da­men­tale que celle pro­ve­nant de la tra­di­tion mar­xiste. Bien que le mou­ve­ment apoïste intègre de nom­breuses valeurs des tra­di­tions socia­liste et anar­chiste, c’est quelque chose de dif­fé­rent et distinct.

« C’est encore un mou­ve­ment hié­rar­chique, avec une dis­ci­pline stricte pour les cadres et un culte de la per­son­na­li­té autour d’Öcalan. »

Deux autres volon­taires inter­na­tio­naux, anar­chistes reven­di­qués, ont publié récem­ment un article sur le site Plan C. L’article donne une série de rai­sons per­ti­nentes et majeures sur les freins d’ordre pra­tique à la mise en œuvre de la soli­da­ri­té au Rojava, et pour cela il mérite vrai­ment d’être lu. Il met en avant le fait (non contes­té) que tra­vailler au Rojava n’est pas neutre. Les choix des lieux et des per­sonnes avec qui on tra­vaille vont ren­for­cer cer­tains groupes, indi­vi­dus et dyna­miques plu­tôt que d’autres, et on doit en être conscients. Mon inter­pré­ta­tion de cette lec­ture est qu’elle reprend l’ar­gu­ment impli­cite, com­mun à beau­coup dans la gauche anti-auto­ri­taire, en faveur du peuple ou des mou­ve­ments sociaux plu­tôt que des par­tis orga­ni­sés. Le pro­blème spé­ci­fique au Rojava, c’est que le mou­ve­ment apoïste a trans­cen­dé les limites de ses par­tis poli­tiques et qu’il est aus­si un mou­ve­ment social de masse com­pre­nant des élé­ments d’au­to-orga­ni­sa­tion au-delà des par­tis. Je dirais que la gauche révo­lu­tion­naire devrait sou­te­nir le PYD et les mou­ve­ments apoïstes au Moyen-Orient plu­tôt qu’un « peuple » à la défi­ni­tion floue, et poten­tiel­le­ment fic­tif. Ils repré­sentent une force pro­gres­siste très grande — peut-être la plus grande — au Moyen-Orient, et une large part de leur poli­tique fait écho à la nôtre. Montrer un enga­ge­ment sérieux dans un réel tra­vail de soli­da­ri­té aide à fon­der le ter­rain com­mun à par­tir duquel on peut créer un dia­logue avec ces mou­ve­ments. J’adorerais pou­voir débattre avec eux de cer­tains pans de la vision apoïstes (par exemple, les défi­ni­tions et cri­tiques du capi­ta­lisme), mais cela ne peut sans doute se pro­duire que si l’on peut jus­ti­fier d’une cer­taine expérience.

Revenons-en aux com­munes : quelle est leur importance ?

Au niveau local, elles sont très impor­tantes pour résoudre les pro­blèmes mineurs, sou­li­gner les pro­blèmes majeurs, et fonc­tion­ner comme la cour­roie de trans­mis­sion sur le ter­rain des idées de la révo­lu­tion. En plus d’or­ga­ni­ser les réunions locales et les comi­tés, les niveaux les plus bas du sys­tème servent de pôles pour mobi­li­ser les gens sur les ques­tions d’au­to­dé­fense, pour les mani­fes­ta­tions et les ras­sem­ble­ments. Lorsque nous par­ti­ci­pons à un évé­ne­ment poli­tique, nous par­tons d’ha­bi­tude des Mala Gel (« Maison du peuple » — concrè­te­ment : centre social) de notre quar­tier en bus par grands convois, et lorsque nous orga­ni­sons des évé­ne­ments, les com­munes locales sont une res­source vitale pour se connec­ter direc­te­ment avec les gens. Je n’ai pas pu étu­dier suf­fi­sam­ment ce sys­tème, com­plexe, pour pou­voir esti­mer dans quelle mesure les idées de la base sont enten­dues plus haut dans le sys­tème fédé­ral, au tra­vers des diverses délé­ga­tions élues et des comi­tés thé­ma­tiques. Pour l’a­nec­dote, j’ai ren­con­tré ici un mar­xiste-léni­niste euro­péen convain­cu que les anar­chistes n’a­vaient rien com­pris à la révo­lu­tion, et que les com­munes avaient un rôle très acces­soire dans le pro­ces­sus. Pour lui, la révo­lu­tion était domi­née par le PYD ; le YPG et le YPJ en étant les bras.Quand il a ren­con­tré l’un des par­tis mar­xistes-léni­nistes inter­na­tio­naux qui réa­lise ici un tra­vail com­mu­nau­taire solide en pro­mou­vant et ins­tal­lant des com­munes, toute son atti­tude a chan­gé. Peut-être que cer­tains à gauche sont un peu opti­mistes sur le déve­lop­pe­ment du sys­tème des com­munes, mais il existe bel et bien et il est en expan­sion ; nous devons sim­ple­ment ne pas confondre nos dési­rs avec les réalités.

Militants internationalistes, de la ZAD au Rojava (DR)

L’une des plus impor­tantes inter­ro­ga­tions à gauche est : quel type d’é­co­no­mie est en train d’être mise en place ?

La Syrie du Nord a été his­to­ri­que­ment sous-déve­lop­pée par le régime syrien, qui l’a trai­tée comme une colo­nie inté­rieure. Les colons arabes étaient encou­ra­gés à s’ins­tal­ler autour des exploi­ta­tions des réserves pétro­lières décou­vertes dans la région. L’autre sec­teur prin­ci­pal de l’é­co­no­mie, la pro­duc­tion agri­cole, était stric­te­ment enca­dré. Ce qui est désor­mais le can­ton d’Efrin a vu au fil du temps ses nom­breuses forêts rem­pla­cées par des plan­ta­tions d’o­li­viers tan­dis que, dans les années 1970, le régime répan­dait la rumeur selon laquelle une mala­die de la tomate par­ti­cu­liè­re­ment vicieuse s’é­ten­dait depuis la Turquie, afin d’o­rien­ter la conver­sion de la pro­duc­tion agri­cole du can­ton de Cizire vers le blé. Pendant l’hi­ver, conduire dans la cam­pagne du can­ton de Cizire et de ses champs déser­tiques à perte de vue est une expé­rience lugubre. Des efforts sont menés aujourd’­hui pour diver­si­fier l’a­gri­cul­ture, pour des rai­sons à la fois éco­lo­giques et éco­no­miques. La révo­lu­tion n’a donc pas héri­té de beau­coup de moyens de pro­duc­tion à grande échelle. Les quelques sites pro­duc­tifs d’en­ver­gure ont été socia­li­sés. Il y a, il me semble, une usine de ciment, des puits de pétrole et, dans le cam­pagne de Manbij, le bar­rage de Tishrin. Ici, à Qamishlo, on dénombre envi­ron soixante « fabriques » qui emploient cha­cune au maxi­mum vingt employés. Certaines sont le fait d’i­ni­tia­tives pri­vées, d’autres sont gérées en coopé­ra­tives. L’organisation du com­merce et de la logis­tique se font aus­si à petite échelle au Rojava. Lors de l’ex­pul­sion du régime, on comp­tait peu de larges sys­tèmes logis­tiques — orga­ni­sa­tion des trans­ports, ou sys­tèmes de logis­tique inté­grée, que les grandes chaînes de super­mar­ché pos­sèdent — qui pou­vaient être socia­li­sés. Le petit réseau fer­ré est hors ser­vice et le régime tient l’aé­ro­port de Qamishlo, qui n’a­brite qu’une ligne inté­rieure vers Damas, avec des trains peu fréquents.

« Cette sorte de purisme du tout ou rien pro­vient sou­vent d’une réflexion très abs­traite, très éloi­gnée d’une prise en compte des dif­fi­cul­tés d’un chan­ge­ment social concret. »

Dans une très bonne inter­view menée par Janet Biehl, le conseiller pour le déve­lop­pe­ment éco­no­mique dans le can­ton de Cizire pré­sente les « trois éco­no­mies » qui fonc­tionnent en paral­lèle au Rojava. Vous pou­vez lire l’ar­ticle vous-même. En bref, il y a l’« éco­no­mie de guerre », l’« éco­no­mie ouverte » (c’est-à-dire le sec­teur pri­vé) et l’« éco­no­mie sociale ». Pour le moment, l’é­co­no­mie de guerre — le pain et le pétrole sub­ven­tion­nés, par exemple — domine, avec l’é­co­no­mie sociale des coopé­ra­tives, qui est pré­sen­tée comme por­teuse d’es­poir pour l’a­ve­nir. Évidemment, le dan­ger est qu’en cas de levée de l’embargo le sec­teur pri­vé soit de nou­veau auto­ri­sé — en par­ti­cu­lier pour ce qui est des infra­struc­tures coû­teuses, comme les raf­fi­ne­ries pétro­lières et l’in­dus­trie lourde —, et que l’é­co­no­mie sociale soit com­plè­te­ment écra­sée par cette concur­rence. Je ne vou­drais pas m’a­ven­tu­rer à pré­dire l’a­ve­nir de l’é­co­no­mie, bien que les défis futurs semblent clairs, mais je trouve déce­vant que cer­tains, à gauche, n’ap­portent pas leur sou­tien à ce qui se passe ici parce que la pro­prié­té pri­vée per­siste, ain­si que la pro­duc­tion mar­chande et la rela­tion sala­riale. Cette sorte de purisme du « tout ou rien » pro­vient sou­vent d’une réflexion très abs­traite, très éloi­gnée d’une prise en compte des dif­fi­cul­tés d’un chan­ge­ment social concret. Aucune révo­lu­tion n’a encore réus­si à abo­lir les rela­tions capi­ta­listes — encore moins en l’es­pace de quelques années, en pleine guerre de proxi­mi­té inter­na­tio­nale et sous embar­go ! Bien que la cri­tique de la moder­ni­té capi­ta­liste apoïste ne soit cer­tai­ne­ment pas une cri­tique mar­xiste, la stra­té­gie éco­no­mique au Rojava est lar­ge­ment une stra­té­gie pro­gres­siste — avec des points d’in­ter­ro­ga­tion quant à l’a­ve­nir. Elle mérite notre soli­da­ri­té. Ne pas appor­ter notre sou­tien au pré­texte que le capi­ta­lisme fonc­tion­ne­ra encore dans un futur plus ou moins pré­vi­sible me semble être une vision à bien court terme. Il est inté­res­sant de consta­ter qu’on sou­tient sou­vent des luttes sociales non com­mu­nistes, jus­qu’au moment où elles atteignent la capa­ci­té de chan­ger signi­fi­ca­ti­ve­ment le monde, et que, dès lors, nom­breux sont ceux qui retirent leur sou­tien. Il faut adop­ter une vision à plus long terme du chan­ge­ment social, qui le recon­naisse comme un pro­cès com­pli­qué et contra­dic­toire. Ce n’est pas parce que la révo­lu­tion ici ne met pas immé­dia­te­ment en place le com­mu­nisme que nous ne devons pas la soutenir.

Quelle est la com­po­si­tion domi­nante des volon­taires inter­na­tio­naux ? Avec quelles attentes viennent-ils ; sont-elles confir­mées ou déçues ?

En géné­ral, les gens qui arrivent ici forment un mélange entre idéa­listes et une frange plus réa­liste. À un cer­tain moment, à par­tir des seules sources d’Internet, on pou­vait croire que la majo­ri­té des volon­taires étaient des aven­tu­riers, des gens de gauche bien inten­tion­nés, voire des gens de droite qui n’é­taient là que pour com­battre Daech. Même si cela a pu être le cas à un moment, ce ne l’est cer­tai­ne­ment plus aujourd’­hui. Les YPG ont remar­qué les concep­tions et les com­por­te­ments pro­blé­ma­tiques de cer­tains de ses volon­taires et sont deve­nus plus sélec­tifs. Sans sur­prise, il y a beau­coup de volon­taires issus de la dia­spo­ra kurde, mais, au-delà, la majo­ri­té des volon­taires que j’ai ren­con­trés ou dont j’ai enten­du par­ler sont des gens de gauche. Il y a une pré­sence rela­ti­ve­ment impor­tante de cama­rades turcs venus d’or­ga­ni­sa­tions mar­xistes-léni­nistes ou maoïstes, par exemple. Les autres volon­taires sont majo­ri­tai­re­ment euro­péens ou nord-amé­ri­cains, et ils sont pour la plu­part dans des uni­tés mili­taires, par­mi les­quelles un tabur inter­na­tio­nal dévoué — le Bataillon de la liber­té inter­na­tio­nale. Les gens chez eux ont pro­ba­ble­ment vu dans les médias cer­taines des pho­tos géniales prises par la « bri­gade Bob Crow » anglo­phone. Du fait des bar­rières de lan­gage, des dif­fi­cul­tés du voyage et de l’i­den­ti­fi­ca­tion d’un endroit où la per­sonne peut être utile, il n’y a pas beau­coup de volon­taires inter­na­tio­naux dans la socié­té civile. J’espère que cela devien­dra plus facile avec le temps. Pour le moment, si les gens veulent être volon­taires ici, ils devraient pen­ser à quelles com­pé­tences ils détiennent ou peuvent acqué­rir avant de par­tir. Par exemple, si les gens sont inté­res­sés, se for­mer pour être pro­fes­seur d’ESL (anglais comme seconde langue) est un excellent moyen d’être utile : la demande est très importante.

(DR)

Pensez-vous que la pré­sence de volon­taires inter­na­tio­naux est un apport pour le mouvement ?

Il existe des com­pé­tences spé­ci­fiques pour les­quelles la demande est éle­vée, pour les équipes médi­cales, par exemple. Sinon, les volon­taires peuvent au mini­mum tra­vailler à éta­blir des liens entre le Rojava et le reste du monde. Ainsi, les gens ici savent qu’ils ne sont pas seuls et le reste du monde découvre un peu plus ce qui se passe. C’est bien sûr une grande res­pon­sa­bi­li­té, pour ceux qui en ont la com­pé­tence, de rap­por­ter ce qu’ils ont vu et de faire le por­trait d’une révo­lu­tion entière à par­tir de leur expé­rience. Ceux qui le font doivent ten­ter d’être hon­nêtes sur ce qu’ils ont vu, ce qu’ils pensent, et les limites de l’ex­pé­rience per­son­nelle. Il n’est pas sur­pre­nant, quoique déce­vant, de voir des cri­tiques éma­nant de cer­tains pans de la gauche qua­li­fier la majo­ri­té des volon­taires d’« aven­tu­riers orien­ta­listes », d’« isla­mo­phobes cachés » ou de « fan­tai­sistes ayant le com­plexe du héros ». Même si cer­tains rentrent bien dans ces caté­go­ries, la plu­part des volon­taires — en par­ti­cu­lier les cama­rades poli­ti­que­ment actifs qui ont répon­du aux appels aux volon­taires — ne sont en rien comme cela. Le YPG prend d’ailleurs des mesures pour fil­trer et éva­cuer ces types de volon­taires. Il est stu­pé­fiant de consta­ter que même ce qui est consi­dé­ré comme une valeur his­to­rique incon­tes­tée du mou­ve­ment com­mu­niste — l’in­ter­na­tio­na­lisme — est la cible d’at­taques de la part de ceux qui se consi­dèrent eux-mêmes comme appar­te­nant à la gauche. Il semble qu’il y ait aujourd’­hui plus de volon­taires de gauche appar­te­nant à des struc­tures pré­exis­tantes — ou peut-être uti­lisent-ils sim­ple­ment les médias plus effi­ca­ce­ment. Quoi qu’il en soit, mar­te­ler le fait que c’est une lutte pro­gres­siste qui a besoin du sou­tien de la gauche inter­na­tio­nale, et qui se consi­dère comme par­tie pre­nante d’un mou­ve­ment inter­na­tio­nal, est une tâche poli­tique à laquelle nous pou­vons tous participer.

Quel est l’impact le plus signi­fi­ca­tif de la révo­lu­tion pour le moment ?

« Au mini­mum, le Rojava sert à rap­pe­ler que la révo­lu­tion est tou­jours pos­sible là où des révo­lu­tion­naires sont orga­ni­sés, déterminés. »

La révo­lu­tion a libé­ré le peuple de la région de la domi­na­tion du régime d’El-Assad et de Daech. Elle a aus­si appor­té des pro­grès impor­tants pour ce qui est de la libé­ra­tion des femmes et la démo­cra­tie directe. Sur le plan inter­na­tio­nal, la révo­lu­tion a don­né une impul­sion mas­sive aux luttes au nord de la fron­tière à Bakour et en Turquie, ain­si qu’aux révo­lu­tion­naires au-delà. Même s’il faut gar­der la tête froide, il y a de nom­breuses leçons à tirer de cette révo­lu­tion. Au mini­mum, le Rojava sert à rap­pe­ler que la révo­lu­tion est tou­jours pos­sible là où des révo­lu­tion­naires sont orga­ni­sés, déter­mi­nés, et prêts à ris­quer leur vie.

Un com­men­taire final ?

La révo­lu­tion ne cor­res­pond pas ici au fan­tasme par­fait de cer­tains révo­lu­tion­naires occi­den­taux. Cela n’a pas été le sou­lè­ve­ment spon­ta­né de l’im­mense majo­ri­té des gens, ils n’ont pas abo­li l’État (à sup­po­ser que cela soit pos­sible) ou le capi­ta­lisme, et il y a encore des pro­blèmes à régler. Malgré le fait que ce n’est pas le com­mu­nisme ici et main­te­nant, cette révo­lu­tion a besoin d’ap­plau­dis­se­ments et de sou­tiens. Comme toutes les révo­lu­tions, elle n’est pas appa­rue ache­vée une fois pour toutes, elle se construit sur le tas, en fai­sant face à beau­coup d’op­po­si­tion. Contrairement à de nom­breuses révo­lu­tions, celle-ci est assez dif­fi­cile à défi­nir : les éti­quettes « anar­chiste » ou « révo­lu­tion sans État » obs­cur­cissent plus qu’elles ne font voir. Ce que nous savons cepen­dant, c’est que cette révo­lu­tion impulse des formes de démo­cra­tie popu­laires, la libé­ra­tion des femmes et cer­taines formes d’é­co­no­mie de la soli­da­ri­té. La vie au Rojava est meilleure pour les gens que dans la plu­part des régions du Moyen-Orient. Pour ceux qui sont effrayés de voir des révo­lu­tion­naires ayant un réel pou­voir de chan­ger les choses plu­tôt que de se main­te­nir à jamais dans la « résis­tance », je vou­drais citer Murray Bookchin (dont l’in­fluence sur la lutte ici est clai­re­ment exa­gé­rée dans cer­tains milieux) : « Les anar­chistes peuvent appe­ler à l’a­bo­li­tion de l’État, mais une coer­ci­tion d’une cer­taine forme sera néces­saire pour pré­ve­nir le retour de l’État bour­geois en pleine force et avec une ter­reur débri­dée. Le fait qu’une orga­ni­sa­tion liber­taire échoue, du fait de la peur dépla­cée de créer un État, à prendre le pou­voir quand elle le peut, avec le sou­tien des masses révo­lu­tion­naires, est au mieux de la confu­sion, au pire une perte totale de ses nerfs. »

« Une vraie révo­lu­tion est une masse de contra­dic­tions dont la plu­part doivent être affron­tées à mesure qu’elles apparaissent. »

Ceux qui adoptent une posi­tion d’ul­tra­gauche au Rojava, et qui placent la révo­lu­tion hors de por­tée, mettent plus en évi­dence les fai­blesses de leur propre posi­tion­ne­ment poli­tique que celles de la révo­lu­tion qui se met en place ici. Une vraie révo­lu­tion est une masse de contra­dic­tions dont la plu­part doivent être affron­tées à mesure qu’elles appa­raissent. Ce qui fait qu’il est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant pour la gauche liber­taire de sou­te­nir cette révo­lu­tion, c’est qu’elle affronte ces contra­dic­tions sans en pas­ser par la dic­ta­ture d’un par­ti poli­tique. Il y a d’autres moyens pour la gauche d’ex­pri­mer sa soli­da­ri­té avec le Rojava, et la lutte plus large dont il est un des élé­ments dans la région, que d’é­crire des articles et de par­ta­ger des trucs sur Facebook. Diffuser des infor­ma­tions sur ce qui se passe ici est bien sûr impor­tant, mais les exi­gences des orga­ni­sa­tions poli­tiques qui sou­tiennent la révo­lu­tion ici, et qui en ont la capa­ci­té, sont bien plus éle­vées. En Grande-Bretagne, par exemple, le groupe de soli­da­ri­té pour le Rojava du Plan C tra­vaille avec des struc­tures diri­gées par des Kurdes, qui orga­nisent des débats et des mani­fes­ta­tions ; il a ras­sem­blé de l’argent, notam­ment pour un bus-école et du maté­riel médi­cal, et envoie main­te­nant des volon­taires pour faire du tra­vail civil. Il y a quelques groupes de soli­da­ri­té kurdes qui tra­vaillent dur en Grande-Bretagne éga­le­ment, qui font du très bon tra­vail. Si on les com­pare à avec des cam­pagnes de soli­da­ri­té au long cours comme les cam­pagnes de soli­da­ri­té pour la Palestine, les cam­pagnes de soli­da­ri­té des Kurdes sont encore très jeunes au Royaume-Uni. L’intensification mas­sive du rôle contre-révo­lu­tion­naire de la Turquie, à la fois à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur de ses fron­tières, sus­cep­tible de s’é­tendre à l’Irak cette année, aug­mente encore la néces­si­té de cette soli­da­ri­té. Des struc­tures natio­nales effi­caces de soli­da­ri­té doivent être rejointes ou créées, et fédé­rées à un niveau inter­na­tio­nal. C’est un peu cli­ché, mais nous ne pou­vons pas oublier ce slo­gan : « La soli­da­ri­té n’est pas un mot, c’est une arme. »


Titre ori­gi­nal : « A real revo­lu­tion is a mass of contra­dic­tions : Interview with a Rojava Volunteer », 01 février 2017 — tra­duit de l’an­glais, pour Ballast, par Jean Ganesh et Farid Belkhatir.


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  1. La Constitution du Rojava date, quant à elle, du 29 jan­vier 2014.[]

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