Les banlieues de Cecilia Mangini et Pasolini


Texte inédit pour le site de Ballast — Semaine Pasolini

Ce texte est le récit d’une ren­contre entre Pier Paolo Pasolini et Cecilia Mangini — la pre­mière femme à avoir fait du docu­men­taire en Italie — autour de la figure des jeunes des bor­gate, sortes de « ban­lieues » du pays. C’est aus­si le récit d’une cen­sure : cen­sure du poète, mais cen­sure, sur­tout, de la vie de ces « petits bri­gands », de ces oubliés du pou­voir et de ces marges appe­lées à dis­pa­raître sous le poids de l’u­ni­for­mi­sa­tion en cours dans l’Italie de l’a­près-guerre.  Par Anne-Violaine Houcke


14 mai 1958 : un « faux » docu­ment sur papier à en-tête du ciné-jour­nal Orizzonte Cinematografico informe d’un tour­nage inti­tu­lé Jeux d’enfants1. Les jeux, l’enfance ; un titre bien inno­cent pour ce film de Cecilia Mangini. Ces Jeux d’enfants sont en réa­li­té une adap­ta­tion de l’un des romans de Pasolini, Ragazzi di vita — une véri­table plon­gée dans l’intimité vitale et déses­pé­rée des jeunes vivant dans les ban­lieues romaines (que l’on retrou­ve­ra, quelques années plus tard, dans les films Accattone, en 1961, et Mamma Roma, en 1962). Ces mêmes ban­lieues que Cecilia Mangini a elle aus­si arpen­tées lorsqu’elle est arri­vée à Rome au début des années cin­quante, soit à peu près en même temps que Pasolini. Le livre de Pasolini paraît en 1955, « épu­ré » de ses traits trop scan­da­leux suite aux scru­pules mora­listes de l’éditeur Garzanti ; il n’en fait pas moins l’objet d’un pro­cès pour « carac­tère por­no­gra­phique ». Ignoti alla cit­tà, le titre qui se cache sous ce Jeux d’enfants en cou­leurs, est lui aus­si cen­su­ré : le court métrage se voit en effet refu­ser le visa de cen­sure pour « inci­ta­tion à la délin­quance ». Le ministre qui veille alors à la mora­li­té, Fernando Tambroni, est un ancien du Parti natio­nal fas­ciste oppor­tu­né­ment recon­ver­ti à la Démocratie chré­tienne. C’est lui qui, en 1960, écra­se­ra dans le sang les mani­fes­ta­tions d’opposition à l’entrée de fas­cistes dans son propre gou­ver­ne­ment2.

Le pré­texte de l’accusation d’incitation à la délin­quance por­tée contre le film de Cecilia Mangini est une courte say­nète mon­trant trois enfants volant quelques jour­naux. On les voit aus­si dor­mir au milieu des bidons, jouer au foot et aux cartes, tra­vailler dans les décharges, sou­te­nir les copains à la pri­son de Porta Portese, aller au manège, se bai­gner dans l’Aniene et se battre dans la boue des maré­cages, orga­ni­ser des com­bats de chiens et faire des feux d’herbes sèches, par­ta­ger des ciga­rettes : autant de moments tirés de Ragazzi di vita, le roman de Pasolini, autant de mor­ceaux de réa­li­té qui ne dérangent per­sonne… tant que per­sonne ne les voit.

« Pasolini donne à voir et donne voix à ceux qui dérangent, ceux dont l’existence même contre­dit la ver­sion offi­cielle d’une Italie mira­cu­lée — celle du fameux miracle économique. » 

Mais voi­là, un écri­vain, en la per­sonne de Pasolini de mœurs dou­teuses, qui plus est ! s’est mis à racon­ter leur vie, leur mau­vaise vie, à ces « igno­ti alla cit­tà » : eux que la ville le Centre ignore. Pire encore : il la raconte avec leur dia­lecte, leurs expres­sions non poli­cées et leurs mots impo­lis, conta­mi­nant le style lit­té­raire d’une langue vul­gaire. Contamination, régres­sion : soit la mise en contact de mondes jusque-là her­mé­tiques. Scandale ! Pasolini donne à voir et donne voix à ceux qui dérangent, ceux dont l’existence même contre­dit la ver­sion offi­cielle d’une Italie mira­cu­lée celle du fameux miracle éco­no­mique. Il les « invente », à la manière du Caravage qui a inven­té des nou­veaux types de per­sonnes et de choses, de lumières, parce qu’il les a vus dans la réa­li­té ; il a vu ceux que l’idéologie offi­cielle excluait des grands retables, au point qu’on peut sup­po­ser qu’ils étaient deve­nus invi­sibles tout court3. Le réa­lisme de l’artiste Pasolini est là : faire voir par son œuvre ce que, du réel, on ne sait plus voir, ce qu’on ne veut plus voir.

mangiani

Cécilia Mangini (DR)

Ce qui se joue là, ce qui s’est joué pour que le poète ait accès à ce monde des ban­lieues, est cor­po­rel, char­nel : pen­dant cinq ans, depuis cet été 1950 où il a emmé­na­gé à Ponte Mammolo, Pasolini entre dans la danse, se lie avec les ragaz­zi, notam­ment avec Sergio Citti (son « dic­tion­naire vivant », pour le dia­lecte), qui le guide tel Virgile accom­pa­gnant Dante dans les Enfers, et son frère Franco (qui devien­dra le per­son­nage Accattone). Le poète des­cend dans les Enfers le refou­lé de la cit­tà, du Centre et remonte avec son livre, puis un pre­mier film, pour faire entendre et voir les ban­di­ti ces « ban­nis » que les auto­ri­tés poli­tiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain, tra­dui­raient plu­tôt par « ban­dits »4. Ces jeunes des ban­lieues romaines à qui Pasolini donne d’abord la parole dans son pre­mier roman ; ce lum­pen­pro­lé­ta­riat dénié, tant par le nou­veau fas­cisme que par le mar­xisme ortho­doxe, Pasolini le retrou­ve­ra plus tard au Moyen-Orient là où il découvre « la réa­li­té d’un autre uni­vers », lui aus­si igno­ré, refou­lé par le monde d’où il vient (l’Occident)5.

« La réa­li­sa­trice ne les filme pas à la déro­bée, de loin : elle met en scène. Les oubliés du pou­voir jouent pour elle, pour sa caméra. »

Pour pou­voir fil­mer les jeux de ces jeunes Romains des marges, Cecilia Mangini a bien dû, elle aus­si, enga­ger son corps dans les ban­lieues ; car les ragaz­zi « jouent » dans les deux sens du terme fran­çais : ludique et ciné­ma­to­gra­phique. La réa­li­sa­trice ne les filme pas à la déro­bée, de loin : elle met en scène. Les oubliés du pou­voir jouent pour elle, pour sa camé­ra. La recons­ti­tu­tion porte ici un enga­ge­ment phy­sique et éthique être entrée sur leur ter­ri­toire, avoir gagné leur confiance au cours des repé­rages, pour qu’ils acceptent de s’interpréter eux-mêmes devant la camé­ra. Mais l’économie et sur­tout la tech­nique du court métrage docu­men­taire ne lui per­mettent pas d’enregistrer leurs mots6. Rien de plus natu­rel, alors, que de deman­der à Pasolini, le pre­mier à avoir don­né droit de cité à leurs mots, de leur prê­ter sa « voix ». C’est donc un texte com­po­sé par Pasolini que l’on entend, tout le long du film, lu par le dou­bleur Pino Locchi. À la ques­tion que je lui ai posée : « Pourquoi n’est-ce pas Pasolini lui-même qui a lu le texte ? », Cecilia m’a répon­du : « Ah, si seule­ment j’y avais pen­sé. À l’époque, c’était impen­sable ».

Deux ans plus tard, elle revient dans les ban­lieues romaines pour tour­ner La Canta delle marane, sublime « chant des fos­sés » avec, encore une fois, ces jeux d’enfants. Elle confie de nou­veau le com­men­taire à Pasolini. Cette fois-ci, le texte qu’il com­pose, de nou­veau lu par Pino Locchi, est écrit à la pre­mière per­sonne — comme si Pasolini enté­ri­nait ce rap­port d’identité avec ces jeunes. Le texte est com­po­sé au pas­sé, comme dit par l’un de ces oubliés, deve­nu adulte, regar­dant avec nos­tal­gie l’heureux temps de sa jeu­nesse dans la boue des maré­cages. Le temps du jeu et de l’innocence, qui était celui de zones alors « ban­nies », refou­lées hors champ pour ne pas déran­ger le regard, et qui pui­saient sans doute dans cette exclu­sion leur vita­li­té et la fier­té de leurs dif­fé­rences. Une Italie au pas­sé, peut-être désor­mais en train de dis­pa­raître, avec ces zones non plus exclues, mais en cours d’« homo­lo­ga­tion » : absor­bées par le Centre. Ou le pas­sage d’une stra­té­gie d’occultation à une stra­té­gie d’annihilation. De « géno­cide », disait Pasolini.


NOTES

1. Fulvio Lucisano, le pro­duc­teur d’Ignoti alla cit­tà, éga­le­ment à la tête d’une socié­té de pro­duc­tion de ciné-jour­naux, fait pas­ser le tour­nage du film de Cecilia Mangini pour le tour­nage d’un ciné-jour­nal, afin de ne pas devoir payer la taxe que tout pro­duc­teur de films, fic­tion ou docu­men­taire, devait acquit­ter pour pou­voir « occu­per le sol public » au cours du tour­nage. Les pro­duc­teurs de docu­men­taire évi­taient la plu­part du temps de payer cette taxe. D’après Cecilia Mangini, il se pour­rait aus­si que F. Lucisano ait eu recours à ce docu­ment après avoir été pris sur le fait, et pour évi­ter une amende. Quant au titre, « Jeux d’enfants », il per­met d’éviter que le lien soit fait avec Ignoti alla cit­tà.
2. Ce fait d’armes est à l’origine du film que Cecilia Mangini réa­li­se­ra en 1962 avec Lino Del Fra et Lino Miccichè, All’armi siam fas­cis­ti, film de mon­tage d’archives du fas­cisme jusqu’à ses mani­fes­ta­tions contem­po­raines, qui se heur­te­ra évi­dem­ment à une cen­sure plus ou moins mas­quée, et dont Pasolini dira qu’il est « une des œuvres ciné­ma­to­gra­phiques les plus émou­vantes qu’[il ait] jamais vues ». La rab­bia, dénon­cia­tion paso­li­nienne du Nouveau fas­cisme, en forme là aus­si de film de mon­tage, pré­sente d’ailleurs bien des points com­muns avec All’armi.
3. Pasolini p. p., « La Luce di Caravaggio », Saggi sul­la let­te­ra­tu­ra e sull’arte, éd. Walter Siti et Silvia De Laude, Milano, Mondadori, p. 2672–2674. Texte tra­duit par Hervé Joubert-Laurencin : Pasolini p. p., « La Lumière du Caravage », Trafic, prin­temps 2010, n° 73, p. 129–131.
4. Je ren­voie ici à la polé­mique sou­le­vée après la publi­ca­tion du repor­tage La Longue route de sable, dans lequel Pasolini par­lait des « ban­di­ti » de Calabre. Accusé d’insulter la Grande Grèce, Pasolini répond dans une lettre ouverte au direc­teur de Paese sera, publiée le 28 octobre 1959, qu’il a choi­si ce terme 1) au sens de ban­dire (« ban­nir »), 2) au sens qu’il a dans les wes­terns (insi­nuant donc une ana­lo­gie entre les Indiens des wes­terns, ban­nis de leur propre ter­ri­toire, et les « ban­di­ti » de Calabre), et 3) avec une pro­fonde sym­pa­thie. L’accusation se retourne donc contre les diri­geants démo­crates-chré­tiens cala­brais, qui seuls ont pu voir dans ce « ban­di­ti » des « ban­dits », quand Pasolini met­tait dans ce terme tout ce que contient le « igno­ti » de Cecilia Mangini : une pro­fonde sym­pa­thie, au sens fort du terme.
5. Cet Orient, Pasolini le retrouve entre autres, au Yémen, près des murs de Sana’a ou encore en Éthiopie, en Perse, en Inde, au Népal lors du tour­nage des Mille et une nuits.
6. Le film est tour­né avec une camé­ra Mitchell, L’absence de cais­son d’isolement du bruit du moteur ne per­met­tait pas l’enregistrement du son en direct.


REBONDS

☰ Lire notre article « Pasolini, par-delà les détour­ne­ments », J. Paquette, novembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Adrian : « Pasolini est irré­cu­pé­rable », novembre 2015
☰ Lire notre article « Pasolini — contre la mar­chan­dise », M. Leroy, mars 2015

image_pdf
Anne-Violaine Houcke

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.