Cartouches (4)


« Quand on scie un arbre, j’ai mal à la jambe
et à la littérature. Quelle horreur, la parlotte ! Écrire partout, 
à l’envers de toi, sur mon cœur, sur ma loi, dans mon froc. » Léo Ferré

 Aliénation et accé­lé­ra­tion — Vers une théo­rie cri­tique de la moder­ni­té tar­dive, d’Hartmut Rosa

Fast-food
, speed dating, temps de som­meil rac­cour­ci, impres­sion constante de « perdre son temps », haut débit Internet, opé­ra­tions finan­cières à la nano­se­conde : le temps semble s’accélérer. Mais com­ment se peut-il que le temps accé­lère ? Une jour­née dure­ra tou­jours vingt-quatre heures et une heure soixante minutes. C’est donc le rythme de notre vie sociale qui s’accélère et engendre un rap­port sub­jec­tif au temps tout à fait nou­veau. Le temps, dans nos socié­tés modernes tar­dives, est per­çu comme une matière pre­mière : il est une den­rée rare qui nous glisse entre les mains. Mais, n’est-ce pas le même pro­ces­sus enclen­ché par la révo­lu­tion indus­trielle au XIXe siècle qui suit sim­ple­ment son cours ? Hélas, non. La moder­ni­té clas­sique s’est consti­tuée sur le prin­cipe fon­da­teur du pro­grès inter-géné­ra­tion­nel. Elle implique une per­cep­tion linéaire du temps — repré­sen­tée par nos frises chro­no­lo­giques — où l’individu prend conscience que son exis­tence dif­fère de celui de ses aînés autant que dif­fé­re­ra celle de ses des­cen­dants. À l’inverse, la moder­ni­té tar­dive — à par­tir des années 1970 — s’affirme lorsque la vitesse du chan­ge­ment social est telle qu’une même géné­ra­tion est sujette à des bou­le­ver­se­ments majeurs. Hartmut Rosa redonne ici ses lettres de noblesse à la cri­tique sociale. Elle a pour ambi­tion de don­ner à voir les struc­tures invi­sibles qui régissent nos exis­tences indi­vi­duelles. Et, il en est une fon­da­men­tale et émi­nem­ment poli­tique que nous ne ques­tion­nons jamais : le temps. Pourtant, nous dit-il, nos socié­tés ne tiennent que « par la mise en place rigou­reuse de normes tem­po­relles, par la domi­na­tion des horaires et des délais impo­sés, par le pou­voir de l’urgence et de l’immédiateté ». Pire, ces normes engendrent des « sujets de culpa­bi­li­té » : qui ne se couche pas le soir en s’attribuant indi­vi­duel­le­ment la faute de n’avoir su ter­mi­ner sa liste de choses à faire ? Et, de là, les patho­lo­gies sociales se mul­ti­plient : bur­nout, dépres­sion, insa­tis­fac­tion per­pé­tuelle, quête effré­née à la com­pé­ti­ti­vi­té. Hartmut Rosa pro­pose une cri­tique éthique de la moder­ni­té avan­cée sur les bases du pro­jet moderne lui-même. « La socié­té de l’accélération » ne per­met plus d’atteindre l’autonomie mais nous aliène – c’est-à-dire, nous pousse à faire volon­tai­re­ment ce que nous ne vou­lons pas vrai­ment faire. Se réap­pro­prier le temps paraît être la condi­tion pre­mière d’une « vie bonne ». Ironie de l’histoire conclut Hartmut Rosa, toute poli­tique « pro­gres­siste » consiste désor­mais à reprendre le contrôle sur le temps social pour le ralen­tir alors que le camp « conser­va­teur-libé­ral » plaide pour son accé­lé­ra­tion afin « de ne pas être dépas­sé dans la com­pé­ti­tion mon­diale ». [A.G.]

Éditions La Découverte, 2012

 Plaidoyer pour les ani­maux, de Matthieu Ricard

c4-e Claude Lévi-Strauss dit un jour que nos des­cen­dants regar­de­ront les man­geurs d’a­ni­maux comme nous regar­dons, aujourd’hui, les can­ni­bales. Massacrer « des êtres vivants » pour les ingé­rer et expo­ser « leur chair en lam­beaux » dans les rayons de nos super­mar­chés, voi­là ce que l’a­ve­nir ne pour­ra plus entendre. Prophète ou doux rêveur ? Le temps se char­ge­ra de la réponse. Nos socié­tés ont la vue courte dès lors qu’il s’a­git de pas­ser à table : le sort que les Homo sapiens réservent à ces autres ani­maux que sont « les bêtes » consti­tue l’un de leurs points les plus aveugles. Pourquoi ado­rer son chat ou choyer son chien et man­ger le cadavre d’un agneau ou d’une dinde qu’un incon­nu a préa­la­ble­ment sai­gnés ? Pourquoi hési­ter à mettre un che­val mort dans son assiette et ne voir nul incon­vé­nient à cro­quer, le midi, dans un sand­wich jam­bon-fro­mage ? Parce que le spé­cisme, en ce qu’il sup­pose — et pro­meut — la hié­rar­chie bru­tale entre les espèces et l’ex­ploi­ta­tion de cer­taines d’entre elles, le rend pos­sible. Richard Ryer inven­ta ce terme en 1970 lors­qu’il réa­li­sa que les mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion s’a­vé­raient incom­plets : lut­ter contre le racisme, bien sûr ; lut­ter contre le sexisme, évi­dem­ment ; lut­ter contre la domi­na­tion de classe, natu­rel­le­ment ; mais « pour­quoi s’ar­rê­ter là ? ». Pourquoi admettre, au quo­ti­dien, l’op­pres­sion de masse que nous fai­sons subir aux ani­maux non-humains (que Descartes, fort ins­pi­ré, qua­li­fiait « de simples machines, des auto­mates ») ? C’est à ces ques­tions que Matthieu Ricard, doc­to­rant en géné­tique cel­lu­laire et moine boud­dhiste, répond, avec force habi­le­té, dans cet ouvrage qu’il adresse à tous, consom­ma­teurs ordi­naires, citoyens ou simples curieux. Santé, agri­cul­ture, éthique, éco­lo­gie, tra­di­tions, éco­no­mie, expé­ri­men­ta­tions scien­ti­fiques, chasse, droit : l’au­teur dresse un tableau com­plet des enjeux et des rap­ports de force, d’une plume pré­cise, rigou­reuse, lim­pide, loin — que le lec­teur se ras­sure — de toutes som­ma­tions brusques ou pro­sé­lytes (il n’y est nul­le­ment ques­tion de spi­ri­tua­li­té). Ricard n’en­tend pas « culpa­bi­li­ser » les ama­teurs du régime car­né mais leur don­ner à lire, fac­tuel­le­ment, ce qu’im­pliquent et révèlent leurs déci­sions, si banales qu’on ne les per­çoit d’ailleurs même pas comme telles, en matière d’a­li­men­ta­tion — puisque l’homme est omni­vore, il peut choi­sir, donc ques­tion­ner. Et Ricard, contre les objec­tions usuelles, de rap­pe­ler qu’il serait absurde d’op­po­ser la défense des bêtes à la lutte pour les droits des hommes : les deux sont des plus com­plé­men­taires puisque tous les membres du règne ani­mal coha­bitent, comme ils peuvent, sur une même terre, en ver­tu d’un même « conti­nuum du vivant ». [E.C.]

Éditions Allary, 2014

☰ Blanqui, L’Enfermé, de Gustave Geffroy

c4-d La République est un gros vase qui sonne creux. Elle orne désor­mais les dis­cours et les ban­quets, ravit les notables et les assis. Du Front de gauche au Front natio­nal, cha­cun la tire à soi – la droite gou­ver­ne­men­tale a récem­ment tran­ché : ce sont pour­tant eux, « les répu­bli­cains », les vrais. Laissons-leur se par­ta­ger la dépouille et cher­chons un espace col­lec­tif (avec son ima­gi­naire et ses affects mobi­li­sa­teurs pour la France telle qu’elle est, tout entière, et non telle que d’au­cuns la rêvent) mieux à même de por­ter la rup­ture poli­tique éman­ci­pa­trice : la République n’existe vrai­ment que lors­qu’elle est mena­cée – par les forces monar­chistes d’Ancien régime ou les ligues fas­cistes, jadis – ; le reste du temps, c’est-à-dire celui que nous vivons, elle négo­cie les ronds de ser­viette à la table des puis­sants. Auguste Blanqui fut un répu­bli­cain. Ardent, même. Et nous aimons la majus­cule qu’il défen­dit : une République contre les rois et l’Empire ; contre la bour­geoi­sie et la plou­to­cra­tie. Une République socia­liste, com­ba­tive, popu­laire et arti­cu­lée autour de ce qu’il nom­mait « l’Anarchie régu­lière » et le com­mu­nisme (un com­mu­nisme enten­du comme « sau­ve­garde de l’in­di­vi­du » !). Les édi­tions L’Amourier ont réédi­té il y a peu la bio­gra­phie que l’his­to­rien Gustave Geffroy, dis­pa­ru en 1926, lui avait consa­crée. Blanqui, dit l’Enfermé — il pas­sa une tren­taine d’an­nées de son exis­tence en pri­son. Il faut lire cette vie, comme un roman, pour entendre ce pas­sé qui demande que l’on ne l’ou­blie pas, pour sai­sir ce que la poli­tique a de sublime lors­qu’elle ne s’ap­pelle pas Hollande, Valls, Pécresse ou Sarkozy, pour appro­cher ce qui, dans le secret d’un cœur, peut pous­ser à tant d’é­lans et de sacri­fices. L’historien Alain Decaux, qui publia en 1976 un très beau Blanqui l’in­sur­gé, fit savoir que le tra­vail de Geffroy, bien que par­fois quelque peu daté, consti­tuait « un témoi­gnage irrem­pla­çable » et « une base de pre­mier ordre ». Blanqui n’est pas un modèle – l’Histoire don­ne­ra tort aux putschs et la Révolution ne doit plus être l’af­faire d’une avant-garde pari­sienne – mais un lam­pion, par­mi tant d’autres, dans nos nuits « libé­rales-démo­crates » : « L’humanité a tou­jours mar­ché avec un ban­deau sur les yeux. » [E.C.]

Éditions L’Amourier, 2015

☰ Le Ventre de l’Atlantique, de Fatou Diome

Niodior, petite île de pêcheur au large des côtes, abri­tant un micro­cosme iso­lé de la socié­té séné­ga­laise. Fatou sort des jambes d’une mère non mariée : mal­heur ! Rien de pire, dans une socié­té où, « sur chaque bouche de femme est posée une main d’homme ». Ce départ dans la vie, déjà loin des clous et loin du modèle fami­lial en vigueur, sera pour­tant sa chance. Sa géni­trice est fille-mère, et ne peut pré­tendre à une dot : Fatou naît plus libre que tous ne l’i­ma­ginent. Élevée avec toutes les forces de sa grand-mère, avec le sou­tien de Madické, un pro­fes­seur de fran­çais mar­xiste — bizar­re­rie locale peu accep­tée — qui, voyant que la petite squatte les bancs de l’é­cole sans y être invi­tée, l’en­cou­ra­ge­ront à pous­ser les études, la nar­ra­trice du Ventre de l’Atlantique nous raconte, dans une langue sans bois, ce que signi­fie ce frot­te­ment d’un conti­nent à l’autre, à tra­vers le par­cours de nom­breux per­son­nages. Habituée aux hypo­cri­sies et aux men­songes de la socié­té patriar­cale com­mu­nau­taire qui l’a vue gran­dir, elle nous rap­pelle que le men­songe est, lui aus­si, cultu­rel, et sait voir avec la même luci­di­té ceux de sa terre à l’ac­cueil variable, la France. Que signi­fie d’être loin de chez-soi, dans un pays fan­tas­mé par toute une géné­ra­tion sans tra­vail, émer­veillée par le foot­ball, et par ceux qui reviennent de leurs bou­lots pré­caires, de Barbès à Dakar, grands bour­geois pro­cla­més uni­que­ment grâce à leur titre de séjour en terre de France, les poches faus­se­ment pleines et la bouche schi­zo­phrène ? Qu’entend-on de la France quand on est sur Niodior ? Les fran­gins de Fatou, eux, n’ont pas envie d’en­tendre ce qu’elle a à dire : « En Europe, mes frères, vous êtes d’a­bord noirs, acces­soi­re­ment citoyens, défi­ni­ti­ve­ment étran­gers et ça, ce n’est pas écrit dans la Constitution. Alors vous com­pre­nez, il ne vous suf­fi­ra pas de débar­quer pour mener la vie de ces tou­ristes smi­cards qui vous font baver. Maintenant, là-bas aus­si il y a le chô­mage. » [M.M.]

Éditions Anne Carrière, 2003

☰ Chronique du figuier bar­bare, de Sahar Khalifa

« À Naplouse, ren­du aux siens en effet, il va cepen­dant décou­vrir peu à peu la ter­rible, l’i­nex­tri­cable com­plexi­té des pro­blèmes qui se posent aux Palestiniens de l’in­té­rieur. Tous sont vic­times, tous sont bafoués, oppri­més, mépri­sés. Mais les­quels sont hypo­crites ou lâches, les­quels cou­ra­geux ou lucides, les­quels incons­cients ? De qui peut-on dire qu’il se conduit jus­te­ment ? Serait-ce son oncle, notable pas­séiste, figé dans un natio­na­lisme ver­bal ? Serait-ce le cou­sin Adel, qui va tra­vailler chez les Israéliens, qui donc « col­la­bore », mais qui fait vivre ain­si toute la famille ? Serait-ce uni­que­ment le héros, celui qui cède à la colère et abat un occu­pant, sans sou­ci des repré­sailles déme­su­rées qui vont s’en­suivre ? » Un roman déran­geant, où une vio­lence en croise une autre, le tumulte des uns le silence des autres. Lignes brouillées de des­tins qui font face à la bru­ta­li­té quo­ti­dienne de l’oc­cu­pa­tion israé­lienne ; fond de tableau dans lequel cha­cun se retrouve enfer­mé et avec lequel il tente de se débattre. Mais aus­si mise en pers­pec­tive d’une luci­di­té et d’une ambi­tion remar­quables lorsque, dans la confu­sion et le déses­poir des par­cours de Palestiniens qui s’en­tre­choquent, appa­raît, comme une anec­dote dans l’his­toire, ceux des ouvriers israé­liens. S’agit-il de voir qui est le plus oppri­mé, le plus exploi­té, ou la logique struc­tu­relle dont tous sont vic­times, d’une manière ou d’une autre ? Le levier de ce drame, depuis lequel plu­sieurs géné­ra­tions sont nées, serait-il dans une « soli­da­ri­sa­tion » des par­ties aux­quelles on ne pense pas assez ? En refer­mant ce livre, on se demande ce qui pour­ra adve­nir ensuite, comme tout un cha­cun de ses per­son­nages… Ce sont pro­ba­ble­ment, près de qua­rante ans plus tard, les mêmes ques­tions, les mêmes lignes brouillées qui se posent et s’im­posent. La Foi des tour­ne­sols, écrit quatre ans plus tard, est pré­sen­té comme la suite de la Chronique du figuier bar­bare ; les jeunes per­son­nages ont gran­di, mais quelle relève est assu­rée ? [C.G.]

Éditions Gallimard, 1978

☰ Sur le mar­xisme occi­den­tal, de Perry Anderson

c4-g En 1968, paraît dans la New Left Review un texte déplo­rant l’ab­sence frap­pante, dans le monde intel­lec­tuel bri­tan­nique, des théo­ri­ciens mar­xistes « occi­den­taux ». Tentant de remé­dier à ce pro­blème, la revue, dans les années qui sui­vront, s’emploiera donc à faire connaître à son lec­to­rat des pen­seurs aus­si majeurs que Gramsci, Della Volpe ou Marcuse. C’est cet article qui pousse Perry Anderson, en 1974, à s’in­ter­ro­ger sur la notion de mar­xisme occi­den­tal. Son bref essai, fina­le­ment publié en 1977, délivre d’u­tiles clés de com­pré­hen­sion de cette tra­di­tion, réflexions qui demeurent per­ti­nentes aujourd’­hui pour qui s’in­té­resse à la pro­duc­tion des nou­velles théo­ries cri­tiques. Le point cen­tral de l’a­na­lyse d’Anderson réside dans sa dis­tinc­tion entre « mar­xisme clas­sique » et mar­xisme occi­den­tal. Les mar­xistes clas­siques, conti­nua­teurs immé­diats de l’œuvre de Marx, sont avant tout des diri­geants révo­lu­tion­naires. Lénine, Boukharine, Preobrajenski ou Trotski au sein du par­ti bol­che­vik, Rosa Luxemburg à la tête du Parti social-démo­crate, puis de la révolte spar­ta­kiste. Immergés dans l’ac­tion, ces auteurs se démarquent par le carac­tère très empi­rique de leur pro­duc­tion intel­lec­tuelle. Historiens ou éco­no­mistes de for­ma­tion, ils conçoivent une pro­duc­tion théo­rique au ser­vice du com­bat révo­lu­tion­naire. La défaite du mou­ve­ment ouvrier au début des années 1920 d’une part (et notam­ment l’é­cra­se­ment de la révo­lu­tion alle­mande par les corps francs), la rigi­di­fi­ca­tion théo­rique des par­tis com­mu­nistes euro­péens dans un mar­xisme très ortho­doxe d’autre part, éloignent les intel­lec­tuels mar­xistes des orga­ni­sa­tions par­ti­daires, et donnent nais­sance au mar­xisme dit occi­den­tal. Souvent phi­lo­sophes de for­ma­tion, des auteurs tels que Sartre, Marcuse ou Althusser déve­loppent une pen­sée de plus en plus abs­traite et se tiennent à l’é­cart du com­bat poli­tique dans ses aspects concrets. L’ouvrage de Perry Anderson est pas­sion­nant en ce qu’il per­met de com­prendre la manière dont les évé­ne­ments his­to­riques condi­tionnent l’é­vo­lu­tion de la pro­duc­tion théo­rique. À nous de nous inter­ro­ger sur les déter­mi­nants his­to­riques des théo­ries cri­tiques actuelles. [P‑L.P]

Éditions Maspero, 1977

☰ Une Histoire popu­laire des Etats-Unis – De 1492 à nos jours, de Howard Zinn

zinn « Tant que les lapins n’au­ront pas d’his­to­rien, l’Histoire sera racon­tée par les chas­seurs. » Dans les années 1940, le jeune Howard Zinn découvre à tra­vers son expé­rience de sol­dat de l’ar­mée amé­ri­caine envoyé bom­bar­der Royan, dans le sud-ouest de la France, puis lors des mani­fes­ta­tions ouvrières de Brooklyn, que seuls les vain­queurs écrivent l’Histoire — et sou­vent selon leur conve­nance. Il entame alors une car­rière « d’his­to­rien des lapins » et rédige cet ouvrage (réédi­té depuis de nom­breuses fois et deve­nu un best-sel­ler) des­ti­né à faire le récit du peuple amé­ri­cain. De la conquête des Amériques – réa­li­sée, ne l’ou­blions pas, dans une vio­lence inouïe – jus­qu’à la fin du XXe siècle, en pas­sant, notam­ment, par la traite des Noirs, les luttes ouvrières, le coup d’État en Iran et la guerre du Viêt Nam, ce mili­tant poli­tique et ami du lin­guiste liber­taire Noam Chomsky reprend la ver­sion offi­cielle de l’Histoire et la confronte à celle contée par les indi­gènes, les vic­times, les esclaves, les exclus, les migrants, les ouvriers : bref, le peuple. L’auteur révèle alors que bien loin du rêve amé­ri­cain, l’Empire s’est construit dans la répres­sion des mou­ve­ments popu­laire, le mas­sacre de peuples autoch­tones, la tor­ture des oppo­sants poli­tiques, la guerre au béné­fice des indus­triels et par des coups d’État aux quatre coins du monde orches­trés contre des peuples sou­ve­rains. Et qu’il n’a jamais été ques­tion de démo­cra­tie. Un mer­veilleux livre qui refonde tota­le­ment notre lec­ture du pas­sé et apporte, en outre de quoi sai­sir de nom­breux enjeux poli­tiques et géos­tra­té­giques du monde d’au­jourd’­hui. [S.K.]

Éditions Agone, 2002

☰ Paris, capi­tale du XIXe siècle, de Walter Benjamin 

Lors de l’un de ses nom­breux séjours pari­siens, le phi­lo­sophe et cri­tique de la culture alle­mand Walter Benjamin (1892–1940) com­mence à envi­sa­ger un pro­jet d’études plus vaste sur le Paris du XIXe siècle. L’inspiration lui est venue suite à la lec­ture du roman Le Paysan de Paris, de Louis Aragon. Achevé en 1935, Paris, capi­tale du XIXe siècle est un essai qui pré­sente les prin­ci­pales ques­tions théo­riques que l’au­teur déve­lop­pe­ra par la suite, dans Le Livre des Passages : orga­ni­sé en cinq par­ties, il réflé­chit à l’ampleur de l’accélération du capi­ta­lisme, de son idéo­lo­gie du « Progrès » et du « nou­veau », comme des consé­quences de ce pro­ces­sus. Benjamin s’interroge : de quelle façon l’histoire de la civi­li­sa­tion, impré­gnée par sa repré­sen­ta­tion cho­siste (en ce qu’elle réduit aux choses, aux objets), trans­forme-t-elle radi­ca­le­ment les choses, les nou­velles formes de vie et l’espace ? Ces muta­tions créent de nom­breuses fan­tas­ma­go­ries (des illu­sions, des arti­fices), à l’ins­tar, notam­ment, des pas­sages, « villes » ou « mondes en minia­ture », et des expo­si­tions uni­ver­selles, « centres de pèle­ri­nage de la mar­chan­dise-fétiche ». Ces fan­tas­ma­go­ries, comme effets des trans­for­ma­tions, trans­cendent l’espace exté­rieur en créant d’autres fan­tas­ma­gies — en ce qui concerne, par exemple, l’espace inté­rieur. C’est pour­quoi la notion de « par­ti­cu­lier » fait son entrée en scène ; l’intérieur est l’espace refuge de l’art et du col­lec­tion­neur. Dans sa brève vie, l’intérieur (il sera liqui­dé par l’arrivée du « modern style »), en plus d’a­voir idéa­li­sé les objets en leur ôtant leur nature de mar­chan­dises, aura don­né nais­sance à un nou­veau genre lit­té­raire : le roman poli­cier. En ana­ly­sant Baudelaire et la figure du flâ­neur, Benjamin voit la trans­for­ma­tion de ce der­nier en une nou­velle fan­tas­ma­go­rie, oscil­lant entre un pay­sage ou une chambre, un moyen d’inspiration pour le décor des grands maga­sins, qui deviennent l’ultime espace pour le flâ­neur. Le pro­jet hauss­ma­nien du nou­vel espace urbain de Paris, ache­vé dans un « régime d’exception », et favo­ri­sé poli­ti­que­ment et éco­no­mi­que­ment par l’impérialisme napo­léo­nien et le capi­ta­lisme finan­cier, devient la fan­tas­ma­go­rie faite pierre, le pré­texte pour l’anoblissement de la tech­nique. Les contra­dic­tions de ce pro­jet, émer­gées par l’action de la Commune de Paris, en 1871, en oppo­si­tion à la concep­tion de l’ordre vou­lu par la bour­geoi­sie triom­phante, donnent une nou­velle signi­fi­ca­tion à l’espace urbain et sym­bo­lique de la moder­ni­té capi­ta­liste : un monde domi­né par ses illu­sions. [L.D.]

Éditions L’Herne, 2007

Les Mots sans les choses, d’Éric Chauvier

chau Anthropologue met­tant la parole des per­sonnes obser­vées au cœur de sa métho­do­lo­gie, Éric Chauvier nous livre un ouvrage per­cu­tant sur le lan­gage. Précis et argu­men­té, Chauvier laisse éga­le­ment poindre de l’exaspération, voire une froide colère, vis-à-vis des usages et més­usages de mots qui sonnent bien (car dotés d’a­tours sym­bo­liques forts), mais sonnent creux. Dans une pers­pec­tive de décons­truc­tions de ce qui appa­raît comme des évi­dences (usages de termes médi­caux, ins­ti­tu­tion­nels etc.), l’au­teur nous invite à prendre un recul salu­taire sur le lan­gage. S’il parle du lan­gage quo­ti­dien, Chauvier n’en oublie pas pour autant les espaces de pro­duc­tions scien­ti­fiques, où l’in­fla­tion ter­mi­no­lo­gique et concep­tuelle est autant le symp­tôme d’un capi­ta­lisme cultu­rel que le résul­tat d’une auto-jus­ti­fi­ca­tion, avouée ou non, mais dévoyée, du champ aca­dé­mique. Il est aus­si ques­tion de la dif­fi­cul­té pour les sciences sociales (via Bourdieu, Foucault), à confron­ter les concepts au monde, et à lais­ser place à ce que Chauvier nomme l’é­tran­ge­té. Loin d’être une cri­tique culpa­bi­li­sante de nos usages de la langue, le livre nous met face aux « fic­tions théo­riques », « soit un modèle concep­tuels sur­plom­bant pla­qué sur le vécu de cha­cun au point de rendre celui-ci inex­pri­mable ». Véritables machine à pro­duire de la frus­tra­tion, les fic­tions théo­riques (tels que « le fait reli­gieux », dont son usage bru­tal peut faire taire les nuances socio­lo­giques que tentent de mettre en avant des ensei­gnants lors d’un débat sur la laï­ci­té, ou « l’é­vé­ne­men­tiel », terme fourre-tout, mais ten­dance, pour jeunes en décro­chage cher­chant une voie pro­fes­sion­nelle) laissent peu dupe ceux qui les embrassent, et vexent ceux qui n’y ont pas droit. Chauvier, qui a tra­vaillé sur la ville et les zones péri-urbaines, nous invite à pen­ser cette com­plexe forme d’a­lié­na­tion : ne pas être asso­cié aux fic­tions théo­riques domi­nantes, dont celles liées à la socié­té de consom­ma­tion, est une ségré­ga­tion. [J.C.]

Éditions Alia, 2014

Ébauche du Père, de Jean Sénac

senac La cou­ver­ture trompe le pas­sant : il ne s’a­git pas d’un roman. Jean Sénac se raconte, dans ces 179 pages écrites durant la guerre d’Algérie. Sur celle de garde, trois noms s’i­ta­li­sant : René Char, Antontin Artaud et Jean Genet. Totems tuté­laires. Sénac raconte son enfance de « pied-noir », en Algérie, et son départ pour la France qu’il vit comme un exil ; il raconte et se raconte, oui, mais en crue, sans fil sinon celui d’une lame qui ouvre tout ce qu’elle croise sur son pas­sage — « Je n’aime pas les fleuves mais je ne sais être bref. Je ne gom­me­rai pas. J’irai par­mi les mots, entraî­né par ma hâte vers un point de fusion où, peut-être, une loque s’a­nime. » Le Père absent, là Mère par­tout, son rang et son sang de bâtard. « Je suis né algé­rien. Il m’a fal­lu tour­ner en tous sens dans les siècles pour rede­ve­nir algé­rien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. […] Je suis né arabe, espa­gnol, ber­bère, juif, fran­çais. Je suis né moza­bite et bâtis­seur de mina­rets, fils de grande tente et gazelle des steppes. Soldat dans son treillis sur la crête la plus haute à l’af­fût des enva­his­seurs. » Sénac raconte l’Identité, d’une terre et d’un des­tin, le sien, né sur cette pre­mière que la France colo­ni­sa en 1830. Le poète — ce qu’il est avant tout, quand bien même ce récit s’af­fiche en prose — a sou­te­nu la lutte indé­pen­dan­tiste autant qu’il a pu : l’Algérie devait tour­ner la page de l’op­pres­sion pour en écrire une autre, nou­velle, où la majo­ri­té ara­bo-ber­bère n’au­rait plus à bais­ser les yeux devant les auto­ri­tés impé­riales (et le peuple, fût-il modeste, par­fois, qu’elles pro­té­geaient). Il se brouilla même avec son ami Albert Camus — un peu de ce Père qu’il n’a­vait pas connu — tant il lui tenait rigueur de ne point s’en­ga­ger assez, de ne point prendre, du haut de sa renom­mée, fait et cause pour la nou­velle Algérie indé­pen­dante. Rejoindre les maquis, il y son­gea ; il fit même plus qu’y son­ger puis­qu’il contac­ta l’un des meneurs du FLN pour le lui pro­po­ser : le com­bat­tant lui répon­dit que le poète s’a­vé­rait plus utile par la plume que le fusil (force était d’ad­mettre que Sénac n’a­vait, en effet, pas vrai­ment le pro­fil d’un maqui­sard armé…). Sénac raconte comme il écrit, sur des tickets de métro et du papier hygé­nique, des bouts de car­nets et des coins de tables, et il écrit super­be­ment : la langue vit, tinte, claque, der­viche, elle ne se repose sur ses lau­riers qu’a­près les avoir brû­lés, elle fait écho au rêve de Flaubert, celui d’un livre qui, sans grand sou­ci de la struc­ture, ne tien­drait que « par la force interne de son style ». Un cra­chat d’or. [M.L.]

Éditions Alia, 1989


Photographie de cou­ver­ture : Susan Meiselas


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