Cartouches (3)


« Ne pas oublier que notre génération a entre les mains
un alphabet rescapé. Car l’alphabet est tombé 
dans
le gouffre des extinctions. Les lettres ont cramé.
 » 

Wajdi Mouawad

Sœurs volées — enquête sur un fémi­ni­cide au Canada, d’Emmanuelle Walter

c3-a Féminicide en cours au Canada, per­pé­tré dans la plus grande indif­fé­rence. Premières vic­times : les femmes autoch­tones (amé­rin­diennes, inuits et métisses). Au Canada, plus de 1 181 femmes autoch­tones ont dis­pa­ru ou ont été assas­si­nées depuis 1980. Proportionnellement, cela « repré­sente envi­ron 30 000 femmes cana­diennes ou 55 000 femmes fran­çaises », note Wilda Larivière, Anishnabekwe et cofon­da­trice de la branche qué­bé­coise de Idle No More, qui pré­face l’ouvrage d’Emmanuelle Walter, Sœurs volées, enquête sur un fémi­ni­cide au Canada. Cette tra­gé­die natio­nale révèle à gros traits l’inconscient colo­nial du Canada. Pour témoi­gner de ce pro­blème struc­tu­rel majeur, Walter a choi­si de racon­ter une his­toire sin­gu­lière, le récit de deux jeunes ado­les­centes por­tées dis­pa­rues en 2008, en péri­phé­rie de la région de la capi­tale natio­nale du Canada, Ottawa. L’histoire de Maisy et Shannon est à la fois unique et géné­rique. Raconter leur his­toire, c’est révé­ler toutes ces his­toires qui se suc­cèdent, à la chaîne : enquête bâclée, vio­lence sys­té­mique, détresse des familles… Cette incur­sion dans le quo­ti­dien de la réserve de Kitigan Zibi se veut une manière d’exposer ce qui se hurle mais pour­tant ne s’entend pas : la ques­tion des pen­sion­nats autoch­tones où il conve­nait de « sor­tir l’Indien de l’enfant », toutes les rami­fi­ca­tions et les consé­quences de ce qu’il est main­te­nant pos­sible de nom­mer un « géno­cide cultu­rel »Aujourd’hui, aux len­de­mains de la révé­la­tion de vio­lences per­pé­trées envers des femmes autoch­tones par des poli­ciers en uni­forme (agres­sions sexuelles, vio­lences phy­siques, humi­lia­tions) dans la ville de Val‑d’Or au nord du Québec, on retient un autre nom, celui de Cindy Ruperthouse. Elle aus­si, comme Maisy et Shannon, dis­pa­rut dans la plus grande indif­fé­rence… Les sur­vi­vantes parlent, les familles aus­si et Walter en porte l’écho dans son enquête. Tranquillement, il devient impos­sible de pré­tendre ne pas savoir. [J.P.]

Éditions LUX, 2014

 Le Désert de la cri­tique, de Renaud Garcia

c3-b Passionnant pro­pos que celui de Renaud Garcia, qui s’interroge sur l’impact des théo­ries de la « décons­truc­tion » sur la manière d’appréhender le réel — et, dès lors, d’exercer un juge­ment cri­tique. Il part d’un symp­tôme (l’hagiographique année Foucault) et d’un constat (l’immense suc­cès du geste intel­lec­tuel consis­tant à défaire toute réa­li­té consti­tuée) pour en com­prendre les consé­quences sur la pen­sée d’un socia­lisme anar­chiste consé­quent : est-il encore pos­sible, dès lors que l’on ne croit qu’à la pro­li­fé­ra­tion des luttes sec­to­rielles, de main­te­nir une pen­sée de la lutte com­mune ? Est-on condam­né, une fois actés le renon­ce­ment au concept de « véri­té » et la fas­ci­na­tion pour les seules marges et « dif­fé­rances », à ver­ser dans un anar­chisme du « style de vie », indi­vi­dua­liste et insou­cieux du deve­nir poli­tique des luttes ? La simple rébel­lion per­son­nelle, par­fai­te­ment com­pa­tible avec la socié­té du spec­tacle et l’atomisation des indi­vi­dua­li­tés néo­li­bé­rales, ne conduit-elle pas à renon­cer à l’héritage des Lumières (usage cri­tique de la rai­son et uni­ver­sa­li­sa­tion pos­sible des com­bats) au nom d’une cri­tique mal com­prise de la ratio­na­li­té ? Quand le jeu sur les iden­ti­tés – les théo­ries queer sont ici par­ti­cu­liè­re­ment visées, mais aus­si la confiance naïve accor­dée aux tech­no­lo­gies, avec la fas­ci­na­tion pour le cyborg ou l’hybridation – en vient à rem­pla­cer l’idée des luttes éman­ci­pa­trices, il n’y a plus d’issue sociale, c’est-à-dire com­mune, pos­sible. Garcia plaide alors pour un anar­chisme qui serait sou­cieux des leçons d’Herbert Marcuse, de Guy Debord, de Günther Anders et d’Henri Lefebvre. Il ne veut « renon­cer ni à la véri­té, ni à la réa­li­té objec­tive, ni à la sub­jec­ti­vi­té, ni à l’humain, ni à l’utopie » et pré­co­nise pour cela de repar­tir du constat de l’aliénation, de l’expérience vécue de la souf­france, du sens intime du corps vécu : de la sub­jec­ti­vi­té des corps et des mondes fami­liers qui les entourent, à l’échelle des limites humaines – en pen­sant par exemple des com­mu­nau­tés où cha­cun aurait son mot à dire, en quoi il retrouve là l’idée du com­mu­na­lisme cher à Bookchin. Réinvestir le ter­rain du social qu’auraient aban­don­né des gauches radi­cales trop occu­pées à « décons­truire » le monde plu­tôt qu’à le pen­ser et à le chan­ger, vaste et allé­chant pro­gramme. [A.B.]

Éditions L’échappée, 2015

☰ Actuelles II, d’Albert Camus

c3-c Le Camus roman­cier, avouons-le, nous tombe des mains : langue plate, terne, banale. Passons sans peine notre che­min. Le Camus jour­na­liste, polé­miste, le curieux et l’ac­teur de son temps nous inté­resse, en revanche : ses articles et ses chro­niques furent, de son vivant, ras­sem­blées dans la série Actuelles (à l’ins­tar des Considérations inac­tuelles de Nietzsche, des Situations de Sartre ou des Circonstances de Badiou). Il y eut trois volumes, cou­vrant la période 1944–1958 – de la Seconde Guerre mon­diale à la guerre d’Algérie, en somme. Penchons-nous ici sur le second, peu lu, peu connu, alors qu’il s’a­vère pro­ba­ble­ment, avec L’Homme révol­té, l’ou­vrage le plus fécond de son œuvre. Ce volume pose une ques­tion essen­tielle à tous les par­ti­sans de l’é­man­ci­pa­tion : quelles sont les limites ? À quel moment la révolte, tou­jours légi­time, prend-elle le masque de la haine, jamais enviable ? Il fut, dans les rangs mar­xistes, long­temps repro­ché au natif d’Algérie d’a­voir don­né dans la com­pas­sion, molle cha­ri­té de boy-scout, col ami­don­né de belle âme – on per­çoit plus en pro­fon­deur la que­relle dès lors que l’on replace Camus dans sa tra­di­tion phi­lo­so­phique et poli­tique : l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme. S’il serait fau­tif de l’é­ri­ger en porte-voix ortho­doxe du dra­peau noir (l’homme vota Mendès France, consen­tit à une par­tie des actions mili­taires contre le FLN et accep­ta les hon­neurs du roi de Suède), on ne sau­rait nier, comme trop de nos petits libé­raux-démo­crates-anti­to­ta­li­taires aiment à le faire, l’en­ra­ci­ne­ment liber­taire qui fut le sien – on lira avec pro­fit, pour s’en sou­ve­nir, le recueil Écrits liber­taires. Bakounine, écri­vit-il, vivait en lui. Dans une belle langue – filante, poin­tue, ryth­mée, acces­sible au tout-venant –, qui n’est pas celle du phi­lo­sophe (il a tou­jours nié en être), Camus ques­tionne la liber­té, la fidé­li­té, l’art ou le droit de mettre à mort. Sans clin­quant ni pré­cio­si­té concep­tuelle – un chat est un chat et le sang a un prix : « Tous les bour­reaux sont de la même famille », argue-t-il, fussent-ils « de gauche » ou « révo­lu­tion­naires ». [M.L.]

Éditions Gallimard, 1953

☰ Noces de mort, de Marcel Moreau

c3-d Marcel Moreau est un sau­vage de la lit­té­ra­ture. La liste de titres bar­bares qui jalonnent son oeuvre en témoigne : Quintes, La Pensée mon­gole, Bannière de bave, L’Ivre livre, Julie ou la dis­so­lu­tion, etc. C’est l’une des rares plumes belges dont le talent sty­lis­tique a pu se his­ser au-des­sus des rési­dents de l’Hexagone – et qui a été salué pour cela par des auteurs tels qu’Anaïs Nin, Jean Paulhan ou Simone de Beauvoir. Obsédé par la ques­tion de la femme, comme celle de l’ir­ra­tion­nel, sa prose est comme un vaste tour­billon de pul­sions ryth­mées, tan­tôt san­glantes, tan­tôt lyriques ; son souffle est celui de l’ex­tase, avec des expi­ra­tions ven­ge­resses et d’oc­ca­sion­nels relents mor­bides. Et c’est de mort qu’il est ici ques­tion dans cette brève et puis­sante nou­velle de Marcel Moreau, Noces de mort. Il s’a­git d’un chef-d’œuvre ves­pé­ral, vis­cé­ral, cré­pus­cu­laire, pas­sion­né et moite de toutes les sueurs, de sang comme de sexe, que puisse faire ruis­se­ler un si petit livre. Concentré de fièvre, c’est une soixan­taine de pages sur un couple de condam­nés à mort – l’homme pour meurtre, la femme par mala­die – qui prend le che­min de la petite mort pour aller vers la grande, à deux, dans une furieuse et fusion­nelle der­nière étreinte. Ce che­min mys­tique sera l’oc­ca­sion d’é­prou­ver l’a­mour dans son abso­lu le plus total. Les deux pro­ta­go­nistes, dont l’i­den­ti­té abs­traite se dévoile avec par­ci­mo­nie au fil du récit, s’aiment d’au­tant plus qu’ils savent l’is­sue iné­luc­table… La mort pour eux sera dès lors la subli­ma­tion radi­cale de leur union ; le moyen d’une ten­sion ultime où toutes les émo­tions seront exa­cer­bées. Cette nou­velle est une boule de nerfs qui nous souffle et nous emporte avec elle. [G.W.]

Éditions Lettres vives, 2000

 La Peau et les os, de Georges Hyvernaud

c3-e En Europe, la cap­ti­vi­té, dans son atro­ci­té, a légué aux hommes de bien belles pages (de cette beau­té bru­tale qui leste bien plus qu’elle ne ravit) : celles, notam­ment, de Primo Levi et de Robert Antelme. Si c’est un homme et L’Espèce humaine dirent tout de notre race quand l’Histoire perd la tête. Hyvernaud n’é­tait ni juif, ni résis­tant : un sol­dat comme tant d’autres, simple trou­fion pris dans le des­tin cynique des nations, fait pri­son­nier en 1940 et libé­ré cinq ans plus tard. Son récit n’est pas celui de ses années de déten­tion, du moins pas seule­ment, puis­qu’il raconte l’après. Le retour à la vie qui se vou­drait nor­male. « La vie se remet à cou­ler dans ses vieilles petites rigoles. Comme s’il n’y avait rien eu. On a retrou­vé sa place. Ma place de pas­sant par­mi les pas­sants, ma place d’homme dans la rue, d’homme dans le métro. Nous sommes des hommes et des hommes à cou­ler comme ça, dans des cou­loirs. » Foin des médailles et des héros, des yeux mouillés aux grands vents de la Gloire et des dra­peaux qui campent l’Histoire ; Hyvernaud a vu la mort de près et la proxi­mi­té condamne le lyrisme au silence. « J’aimerais autant par­ler d’autre chose. De choses claires. Parler des claires jeunes filles, ou d’un regard de vieille dame, ou d’un peu­plier au bord de la route. Parler d’un poème, d’une écharpe, d’un tableau de Matisse. Mais tout cela n’existe plus. C’est fini. Il n’y a plus de cou­leurs, de feuillages ni de regards. Tout a été englou­ti dans une catas­trophe informe. Tout est fou­tu. Il n’y a plus, au milieu d’un uni­vers détruit, que cette baraque où l’on se sou­lage en tas. Tout est vide et mort. Et au milieu du vide et de la mort, il ne reste plus que cet asile de la défé­ca­tion en com­mun… » La merde, par­tout au fil des pages de ce court livre, décou­pé en cinq cha­pitres et écrit d’un verbe sans pareil, comme une ingrate révé­la­tion ; grat­tez nos ver­nis, grat­tez notre culture, grat­tez notre civi­li­sa­tion, grat­tez notre aplomb d’Homme : ne reste, dans le froid d’un camp, que le mam­mi­fère dans sa nudi­té excré­men­tielle, culotte bais­sée près des siens qui ne s’en tirent guère mieux. « Ils nous lais­saient croire aux morales, aux musées, aux fri­gi­daires, aux droits de l’homme. Et la véri­té, c’est l’homme humi­lié, l’homme qui ne compte pas. Fini, le temps des phrases. La véri­té, c’est la faim, la ser­vi­tude, la peur, la merde. » Un récit de l’Absurde. Un chef-d’œuvre qui, du vivant d’Hyvernaud, ne trou­va que bien peu d’é­cho. [E.C.]

Éditions Pocket, 1999

☰ Journal d’exil, de Léon Trotsky

c3-f Comme Trotsky l’avoue dans les pages de son Journal d’exil, « La poli­tique et la lit­té­ra­ture consti­tuent en somme le conte­nu de ma vie per­son­nelle ». Écrit en France durant l’année 1935, énième étape d’un long exil… L’exil comme moteur fai­sant tra­vailler la mémoire et ses recoins pour mieux aider à com­prendre le pré­sent. Oui, l’on peut dire que la vie de Trotsky est mar­quée par l’exil, par deux « formes » d’exil, même : inté­rieur, en URSS, et exté­rieur, de la Turquie au Mexique, en pas­sant par la France et la Norvège. Trotsky est alors pra­ti­que­ment dépour­vu de droits ; c’est un indi­vi­du tou­jours vu comme sus­pect, tenu pour « dan­ge­reux », constam­ment sur­veillé, inter­dit de séjour à Paris. Le gou­ver­ne­ment fran­çais vou­drait l’expulser, mais ses homo­logues euro­péens refusent de l’accueillir : l’exil fran­çais du Russe a la forme d’un para­doxe – un exil dans l’exil… Ce Journal peut être vu comme la chro­nique poli­tique de la Troisième répu­blique et Trotsky, comme de juste, soigne des cibles – à pro­pos de Léon Blum, lea­der social-démo­crate et futur chef de gou­ver­ne­ment du Front popu­laire : « Cet homme culti­vé, et intel­li­gent à sa manière, on dirait qu’il s’est don­né pour but dans la vie de ne rien dire d’autre que de plates ina­ni­tés et de pré­ten­tieuses sot­tises. » Mais le texte nous révèle aus­si l’homme de lettres, le lec­teur atten­tif et sévère, aus­si sévère qu’il l’est en poli­tique. La lit­té­ra­ture doit être, à ses yeux, outil cri­tique plu­tôt que d’évasion. Elle est sens et signi­fi­ca­tion – ce qui ne l’empêche pas de tan­cer le « réa­lisme socia­liste » et son appli­ca­tion méca­nique, à l’i­mage du pou­voir sta­li­nien et de sa bureau­cra­ti­sa­tion, de sa ser­vi­li­té. L’action poli­tique et l’é­cri­ture : chez le fon­da­teur de l’Armée rouge, ces deux acti­vi­tés se nour­rissent l’une l’autre, consti­tuant la nar­ra­tion de son his­toire per­son­nelle comme celle de son temps – de son oppo­si­tion au capi­ta­lisme libé­ral et de son ins­tru­ment dégé­né­ré, le fas­cisme, en Europe, autant qu’au sta­li­nisme en URSS. [L.D.]

Éditions Gallimard, 1977

 La France contre les robots, de Georges Bernanos

c3-g Il est bon de reve­nir sur ce livre pro­phé­tique, mer­veilleu­se­ment écrit au vitriol. Bernanos fut cet écri­vain accla­mé, auteur du Journal d’un curé de cam­pagne ou de Sous le soleil de Satan, ancien came­lot du Roi deve­nu défen­seur des Républicains espa­gnols puis résis­tant au nazisme. Moins connu est sans doute le grand pam­phlé­taire, celui qui sans cesse prit d’as­saut le monde moderne, de sa jeu­nesse jus­qu’à sa mort. Un héros ? Non point ! Comment oublier son apo­lo­gie de l’an­ti­sé­mite Drumont ? Bernanos, en qui Camus voyait « un écri­vain de race » et à qui Simone Weil, par­tie com­battre le fas­cisme en Espagne, dédiait une lettre de remer­cie­ment pour sa cri­tique du camp fran­quiste (qu’il fit dans Les Grands Cimetières sous la lune), fut monar­chiste et anti­sé­mite, oui. Mais Bernanos ne se résume pas à la somme de ses erreurs et de ses vices. Son chris­tia­nisme fut avant tout éthique che­va­le­resque et popu­lisme radi­cal – voire révo­lu­tion­naire. Ainsi, Bernanos dresse dans cet ouvrage un réqui­si­toire féroce contre la socié­té qu’il sen­tait se pro­fi­ler au cré­pus­cule de la Seconde Guerre mon­diale. Une socié­té où la Technique et la Machinerie, éle­vées au rang d’i­doles modernes, se voient octroyer une place tel­le­ment grande qu’elles semblent rem­pla­cer la liber­té des hommes. Les hommes, lors­qu’ils y croient encore, ne savent même plus s’en ser­vir… Capitalistes, fas­cistes ou mar­xistes, qu’im­porte, qu’ils la nient ou la reven­diquent, ils ont tous oublié « sur le coin de la route » cette grande amie, si exi­geante, de l’homme. Face aux « robots », au Progrès incon­trô­lé ; face, aus­si, à l’es­prit éco­no­mique qui forme et est for­mé par l’« homme éco­no­mique » – ses ana­lyses augurent déjà la mon­dia­li­sa­tion tech­no-mar­chande et ses délo­ca­li­sa­tions –, Bernanos oppose l’es­prit de la grande Révolution de 1789, « révo­lu­tion de l’Homme, ins­pi­rée par une foi reli­gieuse dans l’homme ». Un esprit ani­mé d’i­déal, apte à conju­rer les « réa­lismes » en tout genre et à s’op­po­ser fron­ta­le­ment au règne com­bi­né du Marché, de l’État et de la Machine. [G.W.]

Éditions Le Castor astral, 2009

 Le capi­ta­lisme en 10 leçons — Petit cours illus­tré d’é­co­no­mie hété­ro­doxe, de Michel Husson et Charb

c3-h Dans les pages de ce livre illus­tré par Charb, l’é­co­no­miste Michel Husson — mili­tant alter­mon­dia­liste et membre du conseil scien­ti­fique d’ATTAC tra­vaillant à l’Institut de recherche éco­no­mique et sociale — relève avec brio deux défis : celui de bros­ser un por­trait assez com­plet du capi­ta­lisme et de son évo­lu­tion, mais aus­si celui de le faire de façon par­ti­cu­liè­re­ment acces­sible. Ici, le pro­fane a en toute sim­pli­ci­té, accès à un véri­table cours d’é­co­no­mie hété­ro­doxe. Nous est expli­qué le fonc­tion­ne­ment de ce que cer­tains appellent encore « le moins pire des sys­tèmes » et pour­quoi la crise actuelle n’est pas l’une des crises pério­diques dont le capi­ta­lisme est cou­tu­mier, mais bel et bien une crise glo­bale et sys­té­mique plus pro­fonde. L’auteur, à tra­vers son ana­lyse, nous fait com­prendre pour­quoi l’a­po­gée du capi­ta­lisme est der­rière nous et pour­quoi l’é­vo­lu­tion vers le néo­li­bé­ra­lisme était ins­crite dans la géné­tique de ce sys­tème. Il donne à entendre les rai­sons de l’im­pos­si­bi­li­té d’un « capi­ta­lisme vert » et assure que nous nous trou­vons actuel­le­ment, au sein de ce cadre, dans une impasse — toutes les voies de sor­tie de la crise sont soient bou­chées, soient humai­ne­ment into­lé­rables. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; Michel Husson nous met en garde : le capi­ta­lisme ne vit pas ses der­niers ins­tants — « L’idée même d’une « crise finale » est intrin­sè­que­ment absurde, parce que le capi­ta­lisme n’est pas seule­ment un modèle éco­no­mique, mais un ensemble de rap­ports sociaux ; et que ceux-ci ne peuvent être remis en cause que par l’i­ni­tia­tive de forces sociales déci­dées à les dépas­ser. » [S.K.]

Éditions Zones, 2012

  Le Business est dans le pré — Les dérives de l’a­gro-indus­trie, d’Aurélie Trouvé 

c3-i Lecture néces­saire pour tout mili­tant éco­so­cia­liste, l’ou­vrage d’Aurélie Trouvé, membre du col­lec­tif ATTAC – et par ailleurs can­di­date mal­heu­reuse à la direc­tion du FMI – est un pas­sion­nant essai, entre pam­phlet et ouvrage didac­tique, qui revient sur la condi­tion pay­sanne et les dégâts de l’a­gro-indus­trie. Le mar­xisme ortho­doxe a durant long­temps négli­gé cette classe popu­laire rurale dont les vices furent fus­ti­gés par Marx lui-même. Mais aujourd’­hui, alors que les agri­cul­teurs n’ont jamais été aus­si pré­ca­ri­sés – avec, pour la France, l’un des taux de sui­cide les plus hauts de tous les métiers – et que les fléaux de l’a­gro-indus­trie en matière d’a­li­men­ta­tion, de san­té, de des­truc­tion des cultures vivrières ou d’ex­ploi­ta­tion explosent à la face du monde, il est plus que temps de défendre les agri­cul­teurs face au rou­leau com­pres­seur capi­ta­liste. Tout y passe, donc : la concur­rence déloyale des fermes à taille inhu­maine (la plus connue dans l’Hexagone étant le pro­jet d’une ferme aux « 1 000 vaches », chiffre presque banal dans un pays comme les États-Unis) ; le pro­duc­ti­visme effré­né dans lequel les agri­cul­teurs sont pous­sés par le mar­ché – et grâce entre autres au détri­co­tage de la PAC par les euro­li­bé­raux –, avec le gas­pillage qui en résulte ; les grands syn­di­cats bureau­cra­ti­sés qui ne défendent plus de modèle alter­na­tif de pro­duc­tion ; l’ex­ploi­ta­tion d’une main d’œuvre étran­gère cor­véable à mer­ci ; le libre-échange, qui ravage les pro­duc­tions locales dans les pays moins indus­tria­li­sés ; le « green-washing » du capi­ta­lisme, qui per­met à cer­taines mul­ti­na­tio­nales de se don­ner une image éco­lo­giste tout en conti­nuant leur des­truc­tion de la nature et des hommes ; etc. Un livre docu­men­té, nour­ri à la fois d’ex­pé­riences pra­tiques et de réflexions théo­riques. On lui repro­che­ra cepen­dant une cer­taine modé­ra­tion, assez incom­pré­hen­sible, dans ses solu­tions pro­po­sées — et notam­ment l’é­ter­nel appel à une Europe sociale, avec fis­ca­li­té homo­gé­néi­sa­trice, ain­si qu’une cri­tique rapide des par­ti­sans du pro­tec­tion­nisme. Aucune réflexion sur la décrois­sance n’est pré­sente non plus, ce qui semble indi­quer que l’au­teure pour­rait se conten­ter éven­tuel­le­ment d’un capi­ta­lisme éta­tique régu­lé, sans aucune modi­fi­ca­tion des com­por­te­ments quo­ti­diens des citoyens euro­péens. [G.W.]

Éditions Fayard, 2015

 La Mer rem­blayée par le fra­cas des hommes, de Ophélie Jaësan

c3-j « Voici que j’a­vance dans la cité / Main dans la main avec la bar­ba­rie / du siècle. La peur avance avec moi. » Ainsi débutent les pages — de pierre — de ce recueil d’Ophélie Jaësan, poète nan­taise, paru en 2006. Donner des nou­velles de l’hu­main, seul, tou­jours, l’hu­main lors­qu’il cesse de paraître au monde plus fort qu’il ne l’est. Comment va-t-il, sous-cuta­né ? « Dans les longues artères, mon sang défait l’an­goisse. » Écriture près de l’os, cha­pitres brefs, une soixan­taine de pages à peine. Écriture de celle qui ne sait vivre autre­ment qu’en-des­sous de l’ordre des choses, à l’é­chelle des car­casses. La langue noyée, mais pour­tant chaude du poème, langue qui sort du monde pour reve­nir au plus près de nos tristes tem­pêtes. « Je rêve d’une jumelle pour me pendre à son cou. » Qu’il y a‑t-il sous l’ap­pa­rente beau­té écra­sée, sous le masque-plas­tique, sous les tis­sus fron­cés de nos colères ? Il y a la lai­deur d’un Antonin Artaud, de Frida Kahlo, Alejandra Pizarnik, Ana Mendieta ou Pina Bausch. Il y a le refrain des êtres construits par une luci­di­té trop grande, trop proches d’eux-mêmes. Il y a La Mer rem­blayée par le fra­cas des hommes : titre d’un livre qui ne vit qu’une fois. Poèmes jetés au bord de nos silences les plus com­muns. « Je cher­chais com­ment lui dire les sca­phandres qui rendent dou­lou­reuses nos étreintes. » Les mots, il est cer­tain, rendent leur digni­té à nos mélan­co­lies. Peut-on encore écrire sur cette épui­sante bana­li­té ? Peut-on se dire adulte et se nour­rir encore de ces noir­ceurs ? Encore un peu, oui — prions-le. « Le côté réel des choses m’as­somme. Le hors du sen­ti­ment, de l’é­mo­tion, de la sen­sa­tion m’as­somme. Même le quo­ti­dien doit être pre­nant, sinon il me désha­bite. » [M.M.]

Éditions Cheyne, 2006


Photographie de cou­ver­ture : Manuel Alvarez Bravo


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REBONDS

Cartouches 2, sep­tembre 2015
Cartouches 1, juillet 2015

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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