Cartouches (19)


Sortir du capi­ta­lisme, apprendre à déli­bé­rer, aimer Rimbaud et les man­guiers, faire l’é­loge du tirage au sort, visi­ter les cou­lisses des ONG, com­prendre la révo­lu­tion du Venezuela, réflé­chir au popu­lisme de gauche, suivre un cor­res­pon­dant de guerre, se deman­der ce qu’être juif et dire non à l’ombre : nos chro­niques du mois de mars.


André Gorz — une viede Willy Gianinazzi

« Nous aime­rions cha­cun ne pas avoir à sur­vivre à la mort de l’autre. » C’est ain­si que Gérard Horst, né Gerhart Hirsch à Vienne, puis connu sous les noms de Michel Bosquet et sur­tout d’André Gorz, explique sa déci­sion de mettre fin à ses jours avec sa femme, il y a main­te­nant dix ans. L’auteur de cet ouvrage, his­to­rien, revient sur la vie du pen­seur, pré­cur­seur de l’é­co­lo­gie poli­tique et de la décrois­sance. Proche de Sartre, écri­vant aux Temps modernes, jour­na­liste à l’Express puis cofon­da­teur du Nouvel Observateur, ses articles et ouvrages deviennent rapi­de­ment des réfé­rences en France et à l’é­tran­ger. Biographie per­son­nelle mais sur­tout intel­lec­tuelle, ce livre nous fait revivre une cer­taine his­toire des évo­lu­tions poli­tiques et intel­lec­tuelles de la France : de l’é­bul­li­tion autour de l’existentialisme au sou­tien de la révo­lu­tion cubaine, de Mai 68 à l’ar­ri­vée des micro­pro­ces­seurs, de l’installation du toyo­tisme à la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie, Gorz est acteur et com­men­ta­teur des trans­for­ma­tions du capi­ta­lisme et des mou­ve­ments qui sou­haitent le dépas­ser. Très bien docu­men­té, Gianinazzi nous fait voir les inflexions d’une pen­sée encas­trée dans un contexte poli­tique et social : Gorz s’intéresse aux impacts de l’automatisation sur la « libé­ra­tion du tra­vail » dans les années 1960, au rôle de la tech­nique et à la crise éco­lo­gique dans les années 1970, à la fin de la socié­té sala­riale dans les années 1980–1990 ou encore à « l’ère de l’immatériel », mar­quée par la finan­cia­ri­sa­tion et le déve­lop­pe­ment du numé­rique, dans les années 2000. On com­prend alors pour­quoi ses écrits et ses posi­tions reviennent régu­liè­re­ment dans le débat : en posant la ques­tion cen­trale de l’autonomie de l’individu, Gorz a su cap­ter avec une clair­voyance par­fois trou­blante les évo­lu­tions éco­no­miques, poli­tiques et sociales de cette deuxième moi­tié du XXe siècle, tou­jours prêt à revoir ses juge­ments à l’aune de nou­velles approches. L’enjeu de ses réflexions est simple : « La sor­tie du capi­ta­lisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civi­li­sée ou bar­bare. » [M.H.]

Éditions La Découverte, 2016

La Démocratie sans maîtresde Matthieu Niango

Voici un petit livre fort imper­ti­nent et tout à fait jubi­la­toire. Partant d’un constat simple mais sans appel sur la crise du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif et la mon­tée en puis­sance de mou­ve­ments dont l’as­pi­ra­tion est avant tout hori­zon­tale, trans­ver­sale et fon­ciè­re­ment démo­cra­tique (les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout, mais aus­si tous les pro­grammes locaux de réap­pro­pria­tion civique, de Marinaleda en Espagne à Kuthambakkam en Inde), l’au­teur essaie de nous expli­quer com­ment la classe poli­tique a « mis la sou­ve­rai­ne­té à l’en­vers ». Car c’est jus­te­ment en ren­dant la démo­cra­tie impos­sible qu’elle se sur­vit à elle-même et per­pé­tue une construc­tion sym­bo­lique qui pré­serve les appa­rences tout en vidant l’ob­jec­tif de toute sub­stance — loin de confier le gou­ver­ne­ment au peuple, notre sys­tème repré­sen­ta­tif jaco­bin et pré­si­den­tia­liste, à bout de souffle, n’as­sure plus que la repro­duc­tion d’une hié­rar­chie sociale et éco­no­mique délé­tère. C’est en ana­ly­sant quatre mythes — celui du gou­ver­ne­ment des plus sages, celui du gou­ver­ne­ment des plus com­pé­tents, le mythe du chaos conju­ré et le mythe de la volon­té libre — que Niango nous livre, l’air de rien, une ana­lyse liber­taire et com­mu­na­liste, varia­tion du célèbre « Soyez réso­lus de ne plus ser­vir et vous voi­là libres » de La Boétie. La dénon­cia­tion est impla­cable, la pro­po­si­tion simple : « Notre tâche de citoyens consiste à nous défaire de cette classe para­si­taire n’ayant que trop vécu de notre paresse et de notre lâche­té. » Plaidoyer pour une vie poli­tique sans pro­fes­sion­nels de la poli­tique, pour le man­dat impé­ra­tif et révo­cable, pour l’au­to­ges­tion et l’é­du­ca­tion popu­laire, pour le réfé­ren­dum poli­tique et la déli­bé­ra­tion à tous les niveaux, ce texte vigou­reux, même s’il ne résout pas toutes les ques­tions pra­tiques que pose un tel « idéal régu­la­teur », a le mérite de rap­pe­ler qu’il est tou­jours per­mis de pen­ser autre­ment[A.B.]

Éditions Robert Laffont, 2017

120 nuances d’Afriqueantho­lo­gie éta­blie par Bruno Doucey, Nimrod et Christian Poslaniec

Le « Printemps des poètes » ne passe jamais, on le sait bien : s’il se mani­feste avec plus de fureur aux alen­tours du mois de mars, il n’est en réa­li­té qu’une autre manière de célé­brer toute l’an­née la puis­sance de résis­tance du lan­gage à toutes les forces qui vou­draient l’as­ser­vir. Cette antho­lo­gie, bien qu’elle prenne pour pré­texte le thème du Printemps des poètes 2017, fera donc date bien au-delà de celui-ci : elle repré­sente une occa­sion excep­tion­nelle de lire plus d’une cen­taine de poètes des Afriques enten­dues au sens le plus large, puis­qu’on ne s’y limite ni au conti­nent afri­cain (on y entend des auteurs vivant en Haïti, aux États-Unis ou aux Antilles par exemple), ni à la langue fran­çaise (on y lit des tra­duc­tions de l’a­rabe, de l’an­glais, de l’es­pa­gnol, du por­tu­gais, du créole, de l’am­ha­rique, du kis­wa­hi­li, de l’a­fri­kaans, du tigri­nya, de l’has­sa­nya, de l’a­cho­li, du tama­zight et de la tama­jaght, excu­sez du peu !). On y retrouve des voix fami­lières, telles que celles de Laâbi, de Senghor et de Césaire, de Breytenbach ou de Soyinka, mais sur­tout et c’est son immense mérite, on y découvre des perles aux­quelles on n’au­rait jamais accé­dé sans ce guide pour amants des che­mins de tra­verse : par où qu’on y rentre, on en res­sort ébloui. Peut-être est-ce tout sim­ple­ment notre « besoin de Rimbaud » qui parle ici, comme dit Amadou Lamine Sall, poète séné­ga­lais — « Avant Charleville il était l’en­fant de la foudre et des man­guiers / il avait joué avec les élé­phants et mon­té les bao­babs / il avait devan­cé les mon­tagnes sau­té les clô­tures et visi­té des buis­sons enchan­tés […] / RIMBAUD pour que jamais la poé­sie ne baisse ni les bras ni le cœur sur­tout le cœur / RIMBAUD accepte donc que je te chante que je te danse mes pieds d’entre tes pieds nègres. » [A.B.]

Éditions Bruno Doucey, 2017

La Haine de la démo­cra­tiede Jacques Rancière

Écrit en 2005, cet essai d’une petite cen­taine de pages est une mer­veille d’é­qui­libre. Penseur radi­cal, Jacques Rancière n’est pas dans l’am­bi­guï­té réfor­miste — la démo­cra­tie, nous dit-il en sub­stance, est le « gou­ver­ne­ment de ceux qui n’ont pas voca­tion à gou­ver­ner » et se pro­nonce en faveur du tirage au sort. L’égalité réelle en éten­dard, le phi­lo­sophe prend à par­tie l’o­li­gar­chie élec­tive. La part d’é­qui­libre est du fait que sa rigueur est l’ex­pres­sion d’une réflexion bien construite, non l’é­ma­na­tion pure d’un sen­ti­ment dif­fus. Le livre est un opus­cule coup-de-poing, qui veut remettre au goût du jour le carac­tère scan­da­leux — selon les termes de l’au­teur —, de ce régime décrié mais éga­le­ment un ouvrage de réflexion, qui pousse le lec­teur à se posi­tion­ner, à argu­men­ter. Cette Haine de la démo­cra­tie, que l’on relit sans peine plus de dix ans après sa sor­tie, nous parle non seule­ment de détour­ne­ment de sens mais aus­si de la par­ti­ci­pa­tion du « n’im­porte qui » à la base d’une démo­cra­tie renou­ve­lée. Les attaques à l’en­contre d’une popu­la­tion qui n’au­rait plus que l’é­goïsme consu­mé­riste et socié­tale comme bous­sole — nous dirions aujourd’­hui les « bobos » — par­ti­cipe à cette dépré­cia­tion de la démo­cra­tie. Celle-ci serait la cause de notre déca­dence. Et de nous aper­ce­voir que l’é­pou­van­tail du triomphe de l’in­di­vi­dua­lisme est une voie pour les tenants d’une haine poli­tique, c’est-à-dire les pro­mo­teurs d’un ordre inéga­li­taire et auto­ri­taire. Rancière, cher­chant à sor­tir des eaux maré­ca­geuses du pes­si­misme poli­tique, se fait force de pro­po­si­tion et émet les réqui­sits mini­maux d’une démo­cra­tie s’en­ga­geant sur la voie de l’é­ga­li­té : man­dats élec­to­raux courts, non renou­ve­lables, non cumu­lables, réduc­tion au mini­mum des dépenses de cam­pagne, mono­pole des repré­sen­tants du peuple sur l’élaboration des lois. [J.C.]

La Fabrique, 2005

ONG & Cie — Mobiliser les gens, mobi­li­ser l’argentde Sylvain Lefèvre

« Business de la cha­ri­té », « mul­ti­na­tio­nales de l’action col­lec­tive », « entre­prises mili­tantes » : les qua­li­fi­ca­tifs se suc­cèdent pour ten­ter de sai­sir la pro­fes­sion­na­li­sa­tion d’un sec­teur hau­te­ment concur­ren­tiel. À par­tir d’une enquête socio­lo­gique appro­fon­die, l’auteur nous pro­pose une plon­gée dans « l’arrière-cuisine des ONG » fran­çaises. De l’importation des méthodes de mar­ke­ting uti­li­sées par le sec­teur à but non lucra­tif amé­ri­cain dans les années 1960–1970, à la consti­tu­tion d’un sec­teur pro­fes­sion­nel à part entière, l’histoire du fun­drai­sing (col­lecte de fonds) nous montre com­ment des milieux mili­tants s’accommodent, entre dépen­dance et répul­sion, de méthodes mana­gé­riales venant du sec­teur mar­chand, et com­ment ceux qui les mettent en œuvre réus­sissent, non sans dif­fi­cul­té, à « don­ner du sens » à leur acti­vi­té pour­tant subor­don­née à des exi­gences de ren­de­ment. La deuxième par­tie du livre s’intéresse spé­ci­fi­que­ment aux pre­mières expé­ri­men­ta­tions de street­fun­drai­sing menées par Greenpeace, « sale bou­lot » là aus­si tiraillé entre une démarche mar­chande — l’objectif final est d’obtenir un RIB — et la volon­té de réa­li­ser une « belle ren­contre » pour dépas­ser la simple tran­sac­tion. Vient ensuite le temps de l’adoption de ces méthodes par de nom­breuses ONG, la grande majo­ri­té fai­sant appel à une agence spé­cia­li­sée en situa­tion de mono­pole et devant faire face à une satu­ra­tion rapide du mar­ché. Derrière ces évo­lu­tions se joue une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des orga­ni­sa­tions étu­diées : les dépar­te­ments fun­drai­sing, jusque-là relé­gués au sous-sol car non conformes aux cri­tères de pure­té mili­tante, sont désor­mais cen­traux et ont une influence gran­dis­sante sur les dis­cours et les stra­té­gies adop­tées. L’auteur met en garde : « S’engager, en fai­sant un don ou en signant une péti­tion, c’est lais­ser faire une orga­ni­sa­tion poli­tique pro­fes­sion­na­li­sée […], enté­ri­nant une stricte divi­sion sociale du tra­vail poli­tique. » [M.H.]

Presses Universitaires de France, 2011

La Révolution au Venezuela — Une his­toire popu­laire, de George Ciccariello-Maher

Le Venezuela boli­va­rien n’a jamais eu « bonne presse » : révo­lu­tion oblige, ce gou­ver­ne­ment a connu une forte oppo­si­tion à l’intérieur comme à l’extérieur. Si l’histoire popu­laire n’est pas très répan­due, elle a tou­jours été riche d’exemples, sur­tout si l’on explore « d’en bas » les éner­gies, les dési­rs, les besoins d’une socié­té en demande de chan­ge­ments radi­caux. C’est ici le pari, et même le défi rele­vé par George Ciccariello-Maher, pro­fes­seur à l’Université de Philadelphie et spé­cia­liste du pro­ces­sus boli­va­rien. Contrairement à ce que pré­tendent les par­ti­sans de l’histoire offi­cielle et de la pro­pa­gande média­tique, la Révolution boli­va­rienne n’a pas sur­gi par un simple hasard : elle est le pro­duit d’une longue his­toire de contra­dic­tions, d’exclusion et de domi­na­tion de classe qui a construit l’État et la Nation, après une soi-disant « indé­pen­dance » au XIXe siècle. Il est aus­si néces­saire de sai­sir la pre­mière frac­ture du XXe siècle que ce pays a connu, soit la fin de la dic­ta­ture mili­taire en 1958 et le début de l’hégémonie d’un sys­tème bipo­laire conser­va­teur, par­ti­san d’une « drôle » de démo­cra­tie et obéis­sant à des logiques impé­ria­listes de l’extérieur. Un sys­tème qui inau­gure le récit com­plai­sant de « l’Arcadie pétro­lière », une sinistre diver­sion qui sert à cacher la réa­li­té des luttes des masses. L’auteur prend en exa­men les prin­ci­paux sujets popu­laires et construit une effi­cace « contre-his­toire », cher­chant à com­prendre les causes des échecs des pre­mières ini­tia­tives d’opposition sur­gies « d’en bas » — telles que la gué­rilla, leur recon­ver­sion dans les luttes sociales urbaines, les nou­velles formes d’organisation popu­laire ou encore les reven­di­ca­tions des mino­ri­tés eth­niques (qui ont trou­vé écoute à l’ar­ri­vée de Chávez au pou­voir). Connaître ces récits et leur signi­fi­ca­tion nous aident à retrou­ver l’histoire et nous donnent le cadre pour sai­sir les rai­sons de la nais­sance du pro­ces­sus boli­va­rien et de la construc­tion du lea­der­ship contro­ver­sé de Chávez. Tous ces sujets convergent dans la Révolution boli­va­rienne — demeurent les contra­dic­tions du cha­visme, qui pèse­ront sans nul doute sur le post-cha­visme et la poli­tique à mener afin de garan­tir sa sur­vie en tant que sujet poli­tique autant que les acquis de la Révolution. [L.D.]

Éditions La Fabrique, 2016

 Populisme : le grand res­sen­ti­ment, d’Éric Fassin

À l’heure où les mou­ve­ments dits « popu­listes » montent en puis­sance en Europe comme outre-Atlantique, une par­tie de la gauche, trou­vant son ins­pi­ra­tion dans les écrits des phi­lo­sophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, s’efforce de construire un popu­lisme qui se vou­drait de gauche. Dans cet essai sti­mu­lant, Éric Fassin se livre à une cri­tique inté­res­sante de cette posi­tion théo­rique. Un popu­lisme de gauche est-il sou­hai­table, voire seule­ment pos­sible ? L’auteur s’emploie d’abord à mettre en lumière le flou de la notion, impos­sible à concep­tua­li­ser clai­re­ment, et qui peut agré­ger quan­ti­té de phé­no­mènes dif­fé­rents. En effet, sou­ligne Fassin, le peuple désigne à la fois un groupe socio­lo­gique (les classes popu­laires) et une construc­tion poli­tique (qui amal­game plu­sieurs groupes socio­lo­giques, aux inté­rêts par­fois diver­gents). Le peuple construit par le popu­lisme d’extrême droite ne cor­res­pon­drait pas aux classes popu­laires et ne sau­rait être détour­né de ce der­nier par un « contre-popu­lisme » de gauche. Et d’appuyer son argu­men­ta­tion par l’invocation de l’exemple de l’élection de Donald Trump à la pré­si­dence des États-Unis en novembre 2016. Ce serait une erreur, pour­suit-il, de croire que les moti­va­tions éco­no­miques et l’hostilité au néo­li­bé­ra­lisme sont les prin­ci­paux fac­teurs de l’accession de Trump au pou­voir. Les son­dages de sor­ties des urnes montrent en effet que les classes popu­laires ont davan­tage voté pour la démo­crate Hillary Clinton que pour le répu­bli­cain (le vote démo­crate l’emporte de 12 points dans la caté­go­rie de popu­la­tion qui gagne moins de 30 000 dol­lars par an) ; le cœur de l’électorat de ce der­nier est en réa­li­té consti­tué d’hommes blancs sans diplôme uni­ver­si­taire. Quant à la moti­va­tion de cet élec­to­rat, elle semble se trou­ver davan­tage dans la xéno­pho­bie que dans l’hostilité au néo­li­bé­ra­lisme : si 86 % sou­tiennent la construc­tion d’un mur à la fron­tière mexi­caine, ils ne sont que 50% à sou­te­nir le rejet des trai­tés de libre-échange et l’encadrement des ins­ti­tu­tions finan­cières. Trump n’a donc pas été élu « mal­gré, mais en rai­son de sa xéno­pho­bie et de son racisme […]. Autrement dit, ce n’est pas l’économie qui défi­nit cet élec­to­rat. » Il serait donc vain pour la gauche de ten­ter de récu­pé­rer cet élec­to­rat en lui pro­po­sant un popu­lisme de gauche : le sou­ci prin­ci­pal de tout mou­ve­ment atta­ché à la jus­tice sociale doit être d’enclencher une dyna­mique poli­tique éman­ci­pa­trice à même d’entraîner les abs­ten­tion­nistes. [P.L.P.]

Éditions Textuel, 2017

☰ Kaputt, de Malaparte

Correspondant de guerre, en rup­ture avec un régime fas­ciste qu’il avait pour­tant sou­te­nu, Curzio Malaparte nous trans­porte au cœur d’une Europe dévas­tée par la Seconde Guerre mon­diale : une épo­pée d’une force lit­té­raire incroyable, d’une beau­té à gla­cer le sang. Dans son périple, jalon­né de pas­sages d’une rare vio­lence, l’auteur tra­verse pogroms et champs de bataille, et entre deux départs se retrouve à la table des bour­reaux. Des dîners mon­dains où ceux-ci devisent gaie­ment de leurs crimes autour des mets les plus fins… Impitoyablement, l’atroce suc­cède à l’atroce et, aux côtés de l’auteur, nous sommes les spec­ta­teurs impuis­sants de la tra­gé­die qui se joue. Alors que la vio­lence qui en émane pour­rait nous mener jusqu’à l’écœurement, la plume puis­sante et agile de Malaparte nous cap­tive jusqu’au bout et nous récom­pense de ses pas­sages somp­tueux. Un humour féroce imprègne tout l’ouvrage, comme une défense face à l’insoutenable : Kaputt n’est ain­si pas l’ouvrage acca­blant qu’il pour­rait être : le cynisme, lorsqu’il y appa­raît, est celui des puis­sants dans toute leur impu­ni­té — Malaparte, tout désar­mé qu’il soit, ne peut s’empêcher d’y répondre avec l’ironie la plus acide. Tout au long du récit pointe une colère irré­pres­sible qui le conduit à racon­ter ce qu’il voit aux diri­geants qu’il ren­contre, les sachant à l’abri et dési­reux d’ignorer les détails sor­dides d’un conflit dont ils portent, sou­vent, la res­pon­sa­bi­li­té. De la dif­fi­cul­té de résis­ter, de la ran­cœur, du sen­ti­ment d’impuissance naît enfin la pro­tes­ta­tion. Celle de Malaparte, qui trans­pa­raît de plus en plus clai­re­ment tout au long de l’ouvrage ; la nôtre, aus­si, face à ce tableau du pire, hori­zon redou­té et com­bat­tu. Le par­cours sin­gu­lier de Malaparte, qua­li­fié de « camé­léon » par Antonio Gramsci, mérite d’être évo­qué en écho à cette œuvre immense. Compagnon de route de Mussolini, fervent défen­seur de la doc­trine fas­ciste dans sa jeu­nesse, les écrits cri­tiques de Malaparte lui valent fina­le­ment les foudres du régime : pris d’une aver­sion crois­sante pour le fas­cisme, il cherche à se rap­pro­cher du Parti com­mu­niste à la fin de la guerre. Son adhé­sion lui sera accor­dée peu avant sa mort, en 1957. [I.L.]

Éditions Denoël, 2006

☰ Comment j’ai ces­sé d’être juif, de Shlomo Sand

« Dis-moi, Shlomo, pour­quoi mon mari qui ne met jamais les pieds dans une syna­gogue, qui ne célèbre pas les fêtes juives, qui n’al­lume pas de bou­gies le jour du shab­bat, et qui ne croit pas en Dieu est défi­ni comme juif, tan­dis que moi, qui ne vais plus à l’é­glise depuis des dizaines d’an­nées, moi qui suis com­plè­te­ment laïque, per­sonne ne me défi­nit comme chré­tienne ou catho­lique ? » C’est dans la cui­sine d’un appar­te­ment du 11e arron­dis­se­ment de Paris que fut posée, par l’é­pouse d’un ami, la ques­tion à l’his­to­rien israé­lien Shlomo Sand. Sa réponse, vigou­reuse, le lais­sa cepen­dant insa­tis­fait : il la savait impar­faite et, comme Heidegger le dit en son temps, « le plus sou­vent, au cours de notre vie, nous pen­sons moins avec les mots que les mots et les concepts ne se pensent à tra­vers nous ». L’auteur, qui a tou­jours cru que l’homme créa Dieu et non l’in­verse, se retrouve pri­son­nier d’une iden­ti­té, pieds et poings liés, et s’in­ter­roge sur la judéi­té en s’employant à démon­ter l’i­dée qu’elle serait une essence immuable et com­pacte, impos­sible à modi­fier. De là, un ques­tion­ne­ment sur l’État dont il est un citoyen laïc mais qui le défi­nit pour­tant comme « juif ». « Depuis la fon­da­tion de l’État d’Israël, la laï­ci­sa­tion sio­niste a dû se confron­ter à une inter­ro­ga­tion de base à laquelle ni elle-même, ni ses par­ti­sans à l’é­tran­ger n’ont à ce jour répon­du : qui est juif ? ». Sand explique qu’en Israël, être juif, c’est avant tout ne pas être arabe puis­qu’un juif dans son pays « ne sera pas arrê­té aux bar­rages, ne sera pas tor­tu­ré, per­sonne ne vien­dra fouiller sa mai­son en plein nuit, il ne sera pas pris par erreur comme cible de tir et ne ver­ra pas sa mai­son démo­lie. » Et l’au­teur de rêver qu’un Palestino-Israélien se sente à Tel-aviv comme un Juif amé­ri­cain à New York et que les Palestiniens ne soient plus vic­times de la colo­ni­sa­tion mili­taire. [M.E.]

Éditions Flammarion, 2013

☰ Conversation avec Aimé Césaire, avec Patrice Louis

Il s’a­git là de brefs entre­tiens réa­li­sés en 2002 et 2003 — le maire de Fort-de-France, durant près d’un demi-siècle, vient de rac­cro­cher les gants. L’occasion pour lui de reve­nir sur son enfance sur les côtes du Nord et ce père qui lui contait la révolte des Noirs de Grande-Anse, sur l’en­nui qui le ron­geait à Fodfrans et sa ren­contre, en métro­pole, avec un cer­tain Senghor ou sur son affec­tion pour le latin et son atta­che­ment à ce qu’il nomme « la civi­li­sa­tion uni­ver­selle ». On sait Césaire chantre de la négri­tude. Qu’est-ce à dire ? Le poète s’en explique — d’au­tant que « ça n’a rien de com­pli­qué » : savoir « que j’é­tais un Nègre », prendre la mesure de cette par­ti­cu­la­ri­té, che­mi­ner en héri­ter de l’Afrique tout en refu­sant d’ac­cep­ter quelque adver­si­té avec le Blanc : Césaire confie qu’il n’a jamais son­gé à voir en ce der­nier le des­cen­dant d’un escla­va­giste et qu’il n’a, par­tant, jamais pen­sé à le détes­ter. Les Antilles lui appa­raissent comme un concen­tré d’hu­ma­ni­té : son his­toire intime, loca­li­sée, est celle du monde et de son entiè­re­té. Il retrace la genèse you­go­slave de l’é­cri­ture d’un Cahier d’un retour au pays natal — pro­ba­ble­ment l’un des textes de poé­sie fran­co­phone les plus puis­sants du XXe siècle — et rap­pelle son aspi­ra­tion à la créa­tion d’un « monde nou­veau » : non plus celui, satu­ré des hié­rar­chies anciennes, d’un Occident au som­met mais le monde des mondes, celui où la Martinique n’au­rait plus à s’as­si­mi­ler, elle et sa langue, à ceux d’en haut, à rou­gir devant « les défroques occi­den­tales ». « Nous sommes de ceux qui disent non à l’om­bre », lan­ça le poète, confiant être un homme de gauche sans nul esprit de par­ti : l’oc­ca­sion, aus­si, d’é­vo­quer son com­pa­gnon­nage avec le Parti com­mu­niste et sa fameuse lettre ouverte à Maurice Thorez, tan­çant le « fra­ter­na­lisme » de ses auto­ri­tés : le pater­na­lisme des pour­tant cama­rades. Césaire, et l’on ne sau­rait le suivre ici, aspi­ra à « gui­der » les « masses nègres », ce peuple « de cau­che­mars domp­tés », sans tou­te­fois se dépar­tir de sa soli­tude ins­tinc­tive, sinon de sa timi­di­té. Des pages comme un auto­por­tait d’un homme, d’une île, d’un archi­pel et d’une pla­nète. [E.C.]

Éditions Arléa, 2007


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REBONDS

Cartouches 18, février 2017
Cartouches 17, jan­vier 2017
Cartouches 16, décembre 2016
Cartouches 15, novembre 2016
Cartouches 14, octobre 2016

Ballast

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