Cartouches (17)


La poé­tesse pré­fé­rée de Mandela, recon­qué­rir notre auto­no­mie, les images de l’exil, le patri­moine des Indiens d’Amérique, la vio­lence nue des quais de métro pari­sien, plon­ger dans l’in­dus­trie nucléaire, Orwell sur le front espa­gnol, Marx déchif­fré et la langue fran­çaise vivi­fiée par le créole : nos chro­niques du mois de jan­vier 2017.


L’enfant n’est pas mortde Nimrod

Nimrod, poète et roman­cier tcha­dien dont on lira par ailleurs les beaux livres chez Actes Sud ou aux édi­tions Obsidiane, frère spi­ri­tuel de Senghor et de Césaire, nous donne ici un beau texte coup de poing (dans l’âme). Il res­sus­cite la figure, qua­si­ment incon­nue en France, de la poé­tesse sud-afri­caine Ingrid Jonker : fille d’un haut fonc­tion­naire de l’apartheid, elle prend par­ti dans les années 1960 pour ceux qui sont écra­sés, mépri­sés, tués à bout por­tant — comme ce bébé, Wilberforce Mazuli Manjati, tué dans le ghet­to de Nyanga tan­dis que sa mère ten­tait de l’amener à l’hôpital. Pour lui, elle écrit un poème qui va bou­le­ver­ser la socié­té afri­ka­ner. Son père la renie. Elle se bat avec ses démons et avec ses amants, avec la dure­té du monde et avec son désir impé­rieux mais impuis­sant de le chan­ger. Le lun­di 19 juillet 1965 au matin, on retrou­ve­ra sur une plage de Cape Town la dépouille d’une femme blanche, le man­teau enrou­lé autour de la tête. Ce qu’elle ne sau­ra jamais, c’est que Mandela, lui, de sa pri­son de Robben Island, la lit et se répète ses vers. En mai 1994, devant le pre­mier par­le­ment démo­cra­ti­que­ment élu d’Afrique du Sud, ce sont ses mots qu’il pro­nonce : « L’enfant n’est pas mort / ni à Langa ni à Nyanga / ni à Orlando ni à Sharpeville / ni au poste de police de Philippi / où il gît une balle dans la tête […] l’enfant qui vou­lait sim­ple­ment jouer au soleil à Nyanga est par­tout / l’enfant deve­nu homme tra­verse toute l’Afrique / l’enfant géant voyage de par le monde / sans lais­sez-pas­ser. » L’assemblée stu­pé­faite s’interroge. Mandela répond. Elle s’appelait Ingrid Jonker. Elle était Afrikaner et Africaine : « au milieu du déses­poir elle a célé­bré l’espoir. » En vingt très courts cha­pitres cise­lés, Nimrod réus­sit l’exploit de pro­po­ser à la fois une médi­ta­tion puis­sante sur le racisme et sa vio­lence et le beau por­trait tor­tu­ré d’une femme libre. [A.B.]

Éditions Bruno Doucey, 2016

Contact, de Matthew B. Crawford

L’auteur de L’éloge du car­bu­ra­teur, livre dans lequel il met­tait en avant les ver­tus du tra­vail manuel, revient pour nous par­ler de la « crise de l’at­ten­tion » à laquelle nous sommes confron­tés. Crawford, phi­lo­sophe et répa­ra­teur de moto, met en exergue et cri­tique notre moi dés­in­car­né et l’i­déal kan­tien de l’au­to­no­mie de la volon­té à tra­vers ana­lyses phi­lo­so­phiques et récits de par­cours de vie comme celui des fac­teurs d’orgues ou des cui­si­niers. « Nos vies men­tales convergent dans un grand mou­ve­ment de mas­si­fi­ca­tion, mais para­doxa­le­ment, sous la ban­nière du choix indi­vi­duel. » À la recherche de notre moi cohé­rent, l’au­teur tente de défi­nir ce qu’il nomme des gaba­rits cultu­rels que la socié­té érige en modèles et qui « pré­parent le sujet à se sou­mettre aux archi­tec­tures du choix », éla­bo­rés par les « fonc­tion­naires de l’a­jus­te­ment psy­cho­lo­gique ». Livre plai­doyer contre « la sagesse des foules » que l’on peut arti­cu­ler avec la notion chère à George Orwell et Jean-Claude Michéa de com­mon decen­cy qui désigne le bon sens d’une socié­té dans laquelle cha­cun aurait la pos­si­bi­li­té de vivre hon­nê­te­ment d’une acti­vi­té qui ait réel­le­ment un sens humain. « Lorsqu’un méca­ni­cien diag­nos­tique cor­rec­te­ment le pro­blème élec­trique inter­mit­tent dont pâtit votre Mercedes depuis des mois, gar­dez un silence res­pec­tueux au moment de faire votre chèque : vous êtes en pré­sence du génie. » [M.E.]

Éditions La Découverte, 2016

☰ Là où vont nos pères, de Shaun Tan

« Pourquoi tant d’hommes et de femmes sont-ils conduits à tout lais­ser der­rière eux pour par­tir, seuls, vers un pays mys­té­rieux, un endroit sans famille ni amis, où tout est incon­nu et l’a­ve­nir incer­tain ? » Voici les seuls lignes que vous trou­ve­rez, au dos de cette magni­fique bande des­si­née. Des images pro­fondes et silen­cieuses qui racontent l’his­toire de tous ceux contraints de prendre un jour la route de l’exil. De mul­tiples visages au regard per­çant accueillent d’emblée le lec­teur ; bouche fer­mée, ils annoncent que c’est leur his­toire qui sera contée. Ce récit muet tient toute sa force de sa capa­ci­té à faire res­sor­tir l’es­sence même de l’ex­pé­rience de l’exil, com­mune à tous les par­cours sin­gu­liers pos­sibles et ima­gi­nables. La sépa­ra­tion : l’in­ten­si­té dou­lou­reuse du moment du départ et son effet sur ceux lais­sés der­rière soi. Le temps qui coule : celui du voyage qui s’é­tire et annonce peut-être le calme avant la tem­pête, ou celui de l’at­tente, de trou­ver de nou­veaux repères ou d’être réunis à nou­veau, un jour, avec les siens. L’arrivée : qui déroute dans sa ren­contre avec ce nou­veau monde étrange et incon­nu, où mal­gré le fait d’y être arri­vé phy­si­que­ment, il faut peut-être bien plus de temps à y « arri­ver » réel­le­ment. Les quelques objets que l’on emmène, ves­tiges du monde lais­sé der­rière soi, et ceux nou­veaux à décou­vrir, comme un sym­bole de tous les nou­veaux codes à décryp­ter, sai­sir. La soli­tude et l’in­ca­pa­ci­té de se dire et de se par­ler. Chercher à s’en sor­tir, se perdre, avan­cer, res­ter debout. Se sou­ve­nir. Puis ren­con­trer un autre, et un autre encore, et par­ta­ger. Et l’at­tente qui devient, peut-être, moins lourde, et l’ab­sence de ses autres un peu moins poi­gnante, un peu moins écra­sante… Par cette lec­ture, c’est l’u­ni­ver­sa­li­té du sen­ti­ment intime d’é­tran­ge­té qui vous touche et vous tra­verse. [C.G.]

Éditions Dargaud, 2012

Pieds nus sur la terre sacrée, de T.C. McLuhan et Edward S.Curtis

« La souf­france de l’in­dien assis­tant à la mort de son mode de vie n’a jamais été com­plè­te­ment com­prise par l’homme blanc et ne le sera peut-être jamais » pré­vient T.C. McLuhan dès la pre­mière phrase de son intro­duc­tion. Ce recueil de textes appar­te­nant au patri­moine oral ou écrit des Indiens d’Amérique du Nord, ras­sem­blés par ses soins, sont subli­més par les pho­tos d’é­poque, en noir et blanc, d’Edwards S. Curtis (1868–1952) qui consa­cra trente ans de sa vie à ce peuple et visi­ta plus de quatre-vingt tri­bus. Ce livre émou­vant est donc un bien bel objet en même tant qu’un fabu­leux témoi­gnage. Instructifs, les dif­fé­rents textes mêlent sagesse et lyrisme, tris­tesse et colère. En effet, on ne compte plus les nom­breux chants d’a­mour à la nature ni les appels à la res­pec­ter et à la pré­ser­ver. Car la reli­gion des Indiens ne pla­çait pas l’homme au des­sus d’une nature dont il pou­vait dis­po­ser (et exploi­ter) à sa guise mais bien comme un élé­ment par­mi d’autres de ce grand ensemble. Une vision des choses à l’op­po­sé de cer­tains mono­théismes qui consi­dèrent l’homme comme une créa­ture divine supé­rieure à tout ce qui vit. « Comment l’es­prit de la terre pour­rait-il aimer l’homme blanc ? Partout où il la touche, il laisse une plaie » s’in­digne avec tris­tesse une vieille sage Wintu quand elle évoque la des­truc­tion gra­tuite des terres par les colons. C’est l’autre ver­sant de ce livre, l’in­di­gna­tion pro­fonde qu’on res­sent en lisant, en revi­vant, page après page, le récit d’une tra­gé­die abo­mi­nable et d’un peuple appe­lé à mou­rir. Face au colon igno­rant et violent, le pro­pos sait par­fois se faire pour le moins bel­li­queux : « Les Blancs s’emparent de nos terres, […] Qu’ils soient recon­duits là d’où ils sont venus, sur une piste de sang ! » Un témoi­gnage salu­taire et tout sim­ple­ment beau, en même temps qu’une leçon de vie et de nobles causes dans les­quelles s’im­pli­quer, ici et main­te­nant. [W.]

Éditions Denoël, 2006

☰ Polichinelle Mouillé, de Frédéric H. Fajardie 

C’est la révolte d’un vieil homme ran­gé, apa­thique ayant tou­jours accep­té un sort contraire jus­qu’à la mort de son épouse écar­te­lée sur les voies d’un métro. Qu’est-ce qu’il avait pu l’ai­mer sa Barbara, Quintin ! Elle, qui avait conti­nué à l’a­do­rer mal­gré cette bosse due à un acci­dent du tra­vail. Depuis, cette bosse, il la roule avec son spleen dans le métro lors­qu’un avor­ton l’in­sulte sur un quai de métro en le sur­nom­mant « Polichinelle mouillé ». L’humiliation de trop que ce pro­lo usé par la vie ne gobe­ra pas ! Il ne lais­se­ra pas tom­ber ! Non, il les fera tom­ber ! Sa colère et cette révolte accu­mu­lée, il les fait explo­ser en actes en pous­sant quelques jours plus tard l’a­do­les­cent sous une rame. C’est le pre­mier de la longue liste de ce jus­ti­cier rédemp­teur œuvrant au nom d’une jus­tice plus proche de la folie que de l’é­thique : il tue soit pour abré­ger un déses­poir soit pour sup­pri­mer un fumier. Côté police, la mis­sion semble impos­sible : aucun mobile, aucune ratio­na­li­té, des mil­lions de sus­pects et un témoin qui a embras­sé la cause de Quintin. De plus, « toute foule est une houle. Un pous­seur est un tout petit cou­rant. Qu’est-ce qu’un faible cou­rant per­du dans l’o­céan ? ». Autant dire que les nuits blanches s’en­chaînent pour la petite équipe poli­cière autour du com­mis­saire Padovanni. S’ils savent très vite le « com­ment » de cette héca­tombe, il bute irré­mé­dia­ble­ment sur le « pour­quoi » jus­qu’à l’ex­trême fin quand Pado sai­sit le fil rouge car « pour com­prendre, il fal­lait, au mil­li­gramme près, un savant dosage d’a­mour, de vio­lence, de haine, de sen­si­bi­li­té et d’a­mer­tume ». Il y a la manière d’un Vittorio De Sica dans cette des­crip­tion du Paris qui grouille dans les entrailles de la bête que sont les cou­loirs, les quais et les rames de métro. Un livre qui vous digère donc pour mieux vous recra­cher dans la vio­lence. [T.M]

Éditions La Table Ronde, 2016

Ma vie ato­mique, de Jean Songe

Ce livre com­mence avec le démé­na­ge­ment de l’auteur et de sa famille dans le Sud-Ouest, près de Golfech, où se trouve une des 19 cen­trales nucléaires fran­çaises. Après la catas­trophe de Fukushima, Songe com­mence à s’intéresser au monde de l’industrie nucléaire. Auparavant jour­na­liste musi­cal et auteur de romans noirs, il emmène le lec­teur dans son enquête, décou­vrant en même temps que lui le règne du men­songe, de l’incertitude et de l’absurde : « J’ai péné­tré dans le monde nucléa­ri­sé en aveugle à la Ray Charles, et je ne savais pas encore que j’en res­sor­ti­rais avec les yeux de Kafka. » C’est donc à la fois un récit, rédi­gé dans un lan­gage simple, sou­vent drôle et mor­dant, et un exer­cice de péda­go­gie salu­taire qui, très bien docu­men­té, offre une vul­ga­ri­sa­tion des aspects phy­siques du nucléaire — radio­ac­ti­vi­té, fis­sion, fusion, etc. — mais sur­tout de ses facettes éco­no­miques et poli­tiques, étroi­te­ment liées : intri­ca­tion du civil et du mili­taire, arro­gance des nucléo­crates, étouf­fe­ment des alter­na­tives, déman­tè­le­ment des cen­trales, « retrai­te­ment » et sto­ckage des déchets, ou encore recours à la sous-trai­tance. L’auteur qua­li­fie les acci­dents et catas­trophes nucléaires — Tchernobyl, Fukushima, et d’autres moins connus — de « catas­trophe sans fin » : nous ne savons tou­jours pas com­ment gérer les zones conta­mi­nées, des cen­taines de « liqui­da­teurs » sont sacri­fiés et les gou­ver­ne­ments conti­nuent à pro­té­ger l’industrie nucléaire par des lois spé­ciales, comme l’a fait le Japon en 2014. En 2011, juste après la catas­trophe de Fukushima, Anne Lauvergeon, alors pré­si­dente d’Areva, déclare sans sour­ciller, devant l’Assemblée natio­nale : « S’il y avait des EPR à Fukushima, il n’y aurait pas de fuites dans l’environnement […], quelle que soit la situa­tion. » À rebours des dis­cours ras­su­rants des auto­ri­tés van­tant une excel­lence fran­çaise, Songe montre les nom­breuses failles de notre sys­tème nucléaire, mises en lumières par les retards et sur­coûts dans la pro­duc­tion des EPR, pro­jet de réac­teur dit de troi­sième géné­ra­tion. Finalement, la grande peur de l’auteur est que l’industrie nucléaire trans­forme aus­si l’être humain en déchet, stade final de la nucléa­ri­sa­tion du monde résu­mé par des méde­cins s’a­dres­sant à la femme d’un pom­pier ayant inter­ve­nu à Tchernobyl et plus tard enter­ré dans un cer­cueil blin­dé : « Ce n’est plus votre mari, l’homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radio­ac­tif avec un fort coef­fi­cient de conta­mi­na­tion. » [M.H.]

Éditions Calmann-Lévy, 2016

Hommage à la Catalogne, de George Orwell

Entre roman et auto­bio­gra­phie, George Orwell raconte son expé­rience durant la guerre d’Espagne, enga­gé en 1936 au sein du POUM (Parti ouvrier d’unification mar­xiste). Il ne cache pas un cer­tain enthou­siasme en décou­vrant l’atmosphère qui règne à Barcelone : un air de fin des pri­vi­lèges. La situa­tion pour com­battre les fas­cistes est loin d’être idéale, car les mili­ciens du POUM sont peu for­més et le maté­riel four­ni très vieux. Une fois dans les tran­chées, les condi­tions sont par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles : le peu de som­meil, le froid, le manque de nour­ri­ture et de biens maté­riels font par­tis du quo­ti­dien. Pourtant, l’auteur décrit un contexte d’égalité entre tous : « Bien sûr, ce n’était pas l’égalité par­faite, mais je n’avais encore rien vu qui en appro­chât autant, et que cela fût pos­sible en temps de guerre n’était pas le moins sur­pre­nant ». L’appellation « cama­rade » prend tout son sens et Orwell acquiert une véri­table conscience de classe. Il y voit même un début de socia­lisme, l’émergence d’une socié­té sans classes por­tée par un idéal d’égalité. Mais la guerre se carac­té­rise aus­si par ses périodes d’ennui, de doutes, de com­bats meur­triers et d’oppositions internes. Car de fortes riva­li­tés opposent la garde civile et les com­mu­nistes sta­li­niens d’une part, les anar­chistes et le POUM de l’autre. À Barcelone, la sus­pi­cion rem­place la fer­veur révo­lu­tion­naire, et les com­mu­nistes — appuyés par Moscou — semblent vou­loir écra­ser toute concur­rence. Témoin de la regret­table tour­nure que prennent les évé­ne­ments, Orwell fait part de son indi­gna­tion lorsque des bri­da­gistes sont consi­dé­rés comme déser­teurs et que cer­tains com­bat­tants répu­bli­cains sont empri­son­nés ou fusillés. Avec la luci­di­té qui le carac­té­rise, l’auteur s’en prend à l’URSS, qui n’a pas sou­te­nu la révo­lu­tion en Espagne pour des rai­sons stra­té­giques. Sur fond d’amertume, Orwell n’a pas de mots assez durs envers Moscou, qui via les com­mu­nistes, aura d’une cer­taine façon bri­sé la poten­tia­li­té révo­lu­tion­naire de ce conflit. [M.B.]

Éditions 10/18, 2000

Pour lire Le Capital, de David Harvey

Qui a lu Le Capital dans les rangs anti­ca­pi­ta­listes ? Probablement pas grand monde, et pour cause, ce livre fait peur. Par sa taille et la com­plexi­té de cer­tains pas­sages il a pu rebu­ter des géné­ra­tions de mili­tants, qui trou­ve­raient pour­tant dans cet ouvrage des ana­lyses à même d’éclairer leur com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme contem­po­rain. Dans Pour lire le Capital, David Harvey pro­pose d’accompagner qui­conque sou­haite se lan­cer dans l’aventure, avec un conden­sé du cours qu’il donne depuis vingt ans sur le maître ouvrage de Karl Marx. Suivant cha­pitre par cha­pitre le livre ori­gi­nal, s’appuyant sur d’abondantes cita­tions (qui ne rem­placent cepen­dant pas la lec­ture paral­lèle du Capital), David Harvey expli­cite les pas­sages les plus obs­curs et met en lien les ana­lyses de Marx avec des exemples récents, pui­sés dans l’ac­tua­li­té. Au total, il réus­sit par­fai­te­ment son pari, celui de rendre acces­sible Le Capital à tout un cha­cun en met­tant l’accent sur la dimen­sion poli­tique de l’ouvrage. Car Le Capital est un « ins­tru­ment de com­bat » mais se révèle aus­si, aux côtés de David Harvey, un vrai plai­sir de lec­ture rem­pli de vam­pires, de loups-garous, de tables qui parlent et autres fan­tai­sies ! [P.M.]

Éditions La Ville Brûle, 2012

Texaco, de Patrick Chamoiseau

« La ville est un dan­ger ; elle devient méga­pole et ne s’arrête jamais ; elle pétri­fie de silences les cam­pagnes comme autre­fois les Empires étouf­faient l’alentour ; sur la ruine de l’État-nation, elle s’érige mons­trueu­se­ment plu­ri­na­tio­nale, trans­na­tio­nale supra­na­tio­nale, cos­mo­po­lite — créole démente, en quelque sorte, et devient l’unique struc­ture déshu­ma­ni­sée de l’espèce humaine. » Le regard d’un écri­vain-urba­niste posé sur la pre­mière pierre du vieux quar­tier d’une vieille ville sur une île des Caraïbes. Et ce sont toutes les traces — lam­beaux de tôles, de terre, de fibro­ci­ment et de bois — lais­sées par les décen­nies de vies et de visages entas­sés là qui nous forcent, lec­teurs, à se faire l’archéologue du livre de Patrick Chamoiseau. Nous sommes à Texaco quar­tier situé non loin de Fort-de-France, et c’est la vie de Marie-Sophie Laborieux que nous comp­tait en 1992 l’auteur créole. Sur la terre d’un peuple né dans la cale des bateaux négriers, il est impos­sible de racon­ter l’histoire d’un seul cailloux sans décor­ti­quer toute celle de l’île. « Toutes les his­toires sont là, mais il n’y a pas d’Histoire. Juste un temps gran­diose sans amorce ni finale, sans avant ni après. Monumental. » Cette langue — un fran­çais éti­ré, aéré, poreux, un fran­çais agran­di, vivi­fié par le créole, Chamoiseau nous y confronte sans yeux fron­cés. Le début du livre, avouons-le, pour­ra paraître abrupt. Il fau­dra accep­ter, les yeux fer­més, d’écouter et d’apprendre, au fil de la lec­ture, une autre langue, un autre rythme, les mots que l’on connaît si bien qui prennent une autre allure, et une fois les clés en main, il suf­fi­ra de suivre la vie de notre héroïne, et cela ne sera pas bien dif­fi­cile vu le per­son­nage. Marie-Sophie Laborieux, vieille dame de Texaco, raconte à l’au­teur : l’histoire de son père à la sor­tie des plan­ta­tions d’esclave, l’affranchissement des hommes et l’explosion de la mon­tagne Pelée, la construc­tion des villes et des quar­tiers, sa mère aveugle qui aimait tant son père qu’il fit, à sa mort « un petit paquet de son âme », tous les per­son­nages croi­sés sur sa route, et son corps de jeune fille et son corps de dame qui croise ceux des hommes, sa déter­mi­na­tion, son aura maî­tri­sée. Une femme faite d’os et de voix, de ten­dresse et de fureurs, d’amours qui tremblent, sans rompre jamais, gar­dées en silence comme autant de gre­nades : une femme comme on en croise peu, en lit­té­ra­ture comme ailleurs. Texaco : c’est un livre d’Histoire, et c’est aus­si la nôtre — peu importe le « nous ». [M.M.]

Éditions Gallimard, 1992


Bannière : Évacuation de popu­la­tions japo­naises aux États-Unis pen­dant la seconde guerre, par Clem Albers.


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REBONDS

Cartouches 16, décembre 2016
Cartouches 15, novembre 2016
Cartouches 14, octobre 2016
Cartouches 13, sep­tembre 2016
Cartouches 12, juillet 2016

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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