Cartouches (16)


Les éco­no­mistes tour­nant en rond dans leur bocal, une aven­ture en mer, Joseph Kessel en Syrie, l’his­toire du XXsiècle avec les lunettes de l’é­co­lo­gie, l’a­mour dans la guerre, des chats-bot­tés ven­geurs, quand les régimes poli­tiques tuent leur popu­la­tion, l’a­mi­tié d’un enfant et d’une mou­rante, une poète pour la nuit et com­ment dépous­sié­rer la phi­lo­so­phie : nos chro­niques du mois de décembre.


La Déconnomie, de Jacques Généreux 

S’il n’y avait qu’un livre d’é­co­no­mie à lire cette année par tous les non-éco­no­mistes las de ne rien com­prendre à ce qu’on leur serine à lon­gueur d’é­di­tos mains­tream (l’im­pé­ra­tive aus­té­ri­té bud­gé­taire, la fabu­leuse mon­dia­li­sa­tion, There is no alter­na­tive, etc.), ce serait sans aucun doute celui-là. Parfaitement péda­go­gique, il pré­sente aus­si un immense mérite : pour la pre­mière fois, il pose la ques­tion qui nous tra­ver­sait tous l’es­prit sans que nous osions la nom­mer — com­ment est-il pos­sible que l’on ait fait autant de conne­ries, et que l’on conti­nue à fon­cer dans le mur sans en tirer les leçons ? Généreux nous offre donc plu­sieurs niveaux d’a­na­lyse : une décons­truc­tion en règle, d’a­bord, des pré­ten­dus bien­faits du capi­ta­lisme action­na­rial et de la théo­rie du ruis­sel­le­ment (le fameux « Dormez, braves gens, pen­dant qu’on s’en­ri­chit, puisque vous en recueille­rez bien quelques miettes ») ; une approche psy­cho­lo­gique, ensuite, de la bêtise des gou­ver­nants, des éco­no­mistes, des ensei­gnants des uns et des autres et, de manière plus géné­rale, de toute une bio­sphère intel­lec­tuelle qui a fini par se convaincre de déte­nir la véri­té quand elle avait seule­ment oublié la leçon key­né­sienne : à savoir qu’il n’y a pas d’é­co­no­mie sans demande, et pas de demande sans pou­voir d’a­chat, et pas de pou­voir d’a­chat sans redis­tri­bu­tion. Dès lors, l’é­co­no­miste fait œuvre de salu­bri­té publique en nous rap­pe­lant que le prin­ci­pal pro­blème n’est pas d’i­ma­gi­ner un autre sys­tème, mais d’a­voir renon­cé à ima­gi­ner quoi que ce soit d’autre que l’exis­tant ! L’indigence de nos poli­tiques éco­no­miques, « C’est la pen­sée d’un pois­son rouge, qui ne songe évi­dem­ment pas aux marges de manœuvre qu’il gagne­rait en chan­geant de bocal »… oubliant qu’il a fabri­qué son propre bocal et s’est enfer­mé à l’in­té­rieur. Bref, ce démon­tage de la pen­sée décon­no­mique au nom du bon sens et de l’in­tel­li­gence éco­no­miques fait un bien fou et donne toutes les clefs pour com­prendre ce qu’il reste à (dé)faire, dans un grand éclat de rire (jaune, bien sûr). [A.B]

Editions du Seuil, 2016

La Dernière manche, de Patrice Franceschi

Admettons que vous ayez le désir de retom­ber un peu en enfance, du moins dans ces zones heu­reuses de l’a­do­les­cence où l’on dévore Jules Verne et puis Joseph Kessel, une pin­cée de Robert Stevenson et une louche de Jack London. Admettons que vous ayez soif de grands espaces et de sen­ti­ments héroïques et fra­ter­nels. Le roman de Patrice Franceschi, l’a­ven­tu­rier aux mille vies, vient de res­sor­tir en poche et vous com­ble­ra. On est en 1937, au cœur de l’Amazonie. Trois hommes un peu déglin­gués s’embarquent pour un voyage impro­bable à bord de la Vaya con Dios, un rafiot bran­lant qui manque leur explo­ser (lit­té­ra­le­ment) entre les mains. L’un est un aven­tu­rier russe bou­gon et incre­vable qui tente déses­pé­ré­ment de don­ner un sens à sa vie, les deux autres sont trau­ma­ti­sés par de vieilles tra­hi­sons dont ils espèrent se rache­ter en allant au bout d’eux-mêmes. Alors qu’ils croyaient convoyer de l’or, ils s’a­per­çoivent que le bateau n’est que l’ins­tru­ment d’un piège infer­nal. Dans un pay­sage somp­tueux et hos­tile, ils avancent dou­ce­ment vers leur rédemp­tion. L’atteindront-ils ? Il vous fau­dra lire pour le savoir. Et vous rap­pe­ler en lisant que Franceschi a inté­gra­le­ment ima­gi­né cette his­toire le temps d’une fié­vreuse expé­di­tion à pied par­mi des peu­plades per­dues. C’est en ren­trant qu’il jette sur le papier ses per­son­nages, recons­ti­tue l’in­trigue menée tam­bour bat­tant, puis s’a­per­çoit qu’il a écrit le livre de l’hon­neur — celui qui raconte d’une cer­taine façon ce que signi­fie vivre, et mou­rir, pour quelque chose de plus grand que soi, sans que nul ne le sache, sans que nul ne nous y force – peut-être parce qu’il n’y a rien d’autre, rien de mieux, rien de plus grand à faire. Comme un pré­lude à cette « éthique du samou­raï moderne » à laquelle il nous disait, dans une inter­view pour Ballast, tra­vailler depuis plu­sieurs années. [A.B.]

Éditions Points, Aventure, 2016

En Syrie, de Joseph Kessel

Nous sommes en 1926. Joseph Kessel publie son pre­mier repor­tage. Tandis qu’il aver­tit son lec­teur de la dif­fi­cul­té de racon­ter un voyage, il se prête au jeu des images qu’il recons­ti­tue avec ses mots. Dans cet ouvrage, Kessel s’interroge tout autant que nous aujourd’hui : « La Syrie ? que savons-nous d’elle ? Avouons-le sans faux orgueil : quelques rémi­nis­cences his­to­riques sur les croi­sades, quelques pages célèbres, les beaux noms de Damas, de Palmyre, d’Euphrate, voi­là tout notre bagage pour une grande et féconde contrée pla­cée sous le man­dat fran­çais. » Aujourd’hui, nous fai­sons face au même constat, à ceci près que nous n’avons qu’un mot à la bouche lorsque nous par­lons de la Syrie : « guerre ». Sait-on juste qui se bat et pour­quoi ? Peu de gens le savent, peu de médias audio­vi­suels à forte audience nous le disent. Joseph Kessel se posait la même ques­tion, il se sen­tait ani­mé d’un devoir, celui d’informer, de racon­ter, de res­ti­tuer les faits. La Syrie, ber­ceau des civi­li­sa­tions, lieu de pas­sage d’une richesse et d’une beau­té sans fron­tière, fut le sol fécond de nom­breuses croyances. C’est pour­quoi il est aujourd’hui plus que néces­saire de se plon­ger dans l’ouvrage de Joseph Kessel : il faut non seule­ment com­prendre l’histoire de la Syrie mais aus­si, et sur­tout, sen­tir ce pays, le voir, le tou­cher. C’est ce que per­met En Syrie. À cha­cune des pages, nous sui­vons les ren­contres hautes en cou­leurs de son auteur et avons la douce impres­sion qu’il nous conte une belle intrigue roma­nesque. Il n’en est pour­tant rien : tout est vécu par Kessel et c’est ce qui fait la magie de En Syrie, car nous y sommes aus­si. [M.S.F.]

Éditions Gallimard, Folio, 2014

Du nou­veau sous le soleil. Une his­toire de l’environnement mon­dial au XXe siècle, de John R. McNeill

« Écrire l’histoire des temps modernes comme si les para­mètres vitaux de la pla­nète res­taient stables, comme s’il ne s’agissait que d’un élé­ment à l’arrière-plan des acti­vi­tés humaines, serait non seule­ment incom­plet mais aus­si trom­peur. » C’est toute l’ambition de ce livre, syn­thèse impres­sion­nante de cen­taines de tra­vaux docu­men­tant l’impact de l’humanité sur l’environnement : réécrire l’histoire du XXe siècle en inté­grant la variable éco­lo­gique. La pre­mière par­tie nous fait réa­li­ser l’ampleur des trans­for­ma­tions que l’environnement a subi sous les effets conjoints de l’augmentation de la popu­la­tion, du pro­grès tech­no­lo­gique, de la mon­dia­li­sa­tion et de sys­tèmes idéo­lo­giques basés sur la crois­sance éco­no­mique. Le XXe siècle a vu l’humanité se lan­cer à corps per­du dans « une expé­rience gigan­tesque non maî­tri­sée » — les chiffres sont ver­ti­gi­neux : entre 1890 et 1990, la popu­la­tion a été mul­ti­pliée par 4, la consom­ma­tion d’énergie par 13, la pêche de pois­son en mer par 35, la pro­duc­tion indus­trielle par 40, etc. Dans la deuxième par­tie, McNeill, his­to­rien ensei­gnant à l’université de Washington, montre une autre facette de ce siècle tant com­men­té en ana­ly­sant « les moteurs du chan­ge­ment » : démo­gra­phie, urba­ni­sa­tion, trans­for­ma­tions éco­no­miques et tech­no­lo­giques, idéo­lo­gies et poli­tiques. Car l’histoire envi­ron­ne­men­tale apporte un nou­veau regard sur les grands chan­ge­ments poli­tiques du XXe, que ce soit les révo­lu­tions, la déco­lo­ni­sa­tion, les guerres mon­diales ou les idéo­lo­gies, nom­breuses et concur­rentes, toutes mar­quées par l’impératif de crois­sance et l’inquiétude sécu­ri­taire. Certes, de nou­veaux mou­ve­ments por­tant les pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­gistes appa­raissent dans les années 1970, mais leur impact est pour l’instant très mar­gi­nal. L’auteur n’offre pas de solu­tion miracle mais appelle, en bon his­to­rien, à com­prendre le pas­sé pour déci­der du futur, car la « socié­té indus­trielle » et ses habi­tants consi­dèrent comme immuables cer­taines variables qui ne le sont mal­heu­reu­se­ment pas, en par­ti­cu­lier la sta­bi­li­té du cli­mat, l’énergie bon mar­ché, l’accessibilité de l’eau potable et la bio­di­ver­si­té. Dans une pré­face à la tra­duc­tion fran­çaise, l’auteur revient sur la dizaine d’années qui s’est écou­lée depuis la publi­ca­tion de la ver­sion ori­gi­nale en 2000. Rien de bien nou­veau (sous le soleil) : la pen­sée poli­tique conti­nue à être domi­née par la quête de puis­sance éco­no­mique, et la dépen­dance aux com­bus­tibles fos­siles est plus que jamais déter­mi­nante, d’autant plus avec le décol­lage ver­ti­gi­neux de l’économie chi­noise. Tout reste à faire, donc. Nous voi­là armés d’une pile d’arguments sup­plé­men­taires même si, comme le sou­ligne l’auteur à pro­pos de la frus­tra­tion des cli­ma­to­logues face à l’inertie des popu­la­tions et de leurs élites : « Ces scien­ti­fiques ne sont tou­jours pas conscients que les don­nées seules, même quand elles sont lar­ge­ment accep­tées par les experts, sont rare­ment déci­sives en matière de poli­tique et d’opinion publique. » [M.H.]

Éditions Points, 2014

L’Adieu aux armes, d’Ernest Hemingway

Derrière le cynisme de la guerre, sa froi­deur et ses innom­brables des­truc­tions se cache une lueur d’espoir qui tient les sol­dats. Au-delà du front, l’amour se fait le tuteur des bles­sés qui tentent de se rele­ver. Dans son troi­sième ouvrage publié en 1929, Hemingway nous plonge dans l’histoire tra­gique de Frédéric et Catherine, enga­gés dans cette guerre qui semble ne pas avoir de fin. Tout au long de cet ouvrage deve­nu un clas­sique de la lit­té­ra­ture anglaise, nous sommes cap­ti­vés par le deve­nir des deux amou­reux, qui se ren­contrent, se perdent et se retrouvent, fai­sant face aux aléas de la guerre. Luttant contre la mala­die, la dis­tance et le fata­lisme, Catherine et Frédéric sont tenus par ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Alors que l’intrigue se déroule en plein milieu de la Première Guerre mon­diale, nous n’avons qu’une envie : que l’amour triomphe de ce car­nage, que les deux pro­ta­go­nistes se délectent d’une énième étreinte et qu’ils ne se quittent plus. Les pay­sages décrits par Hemingway sont froids, les sai­sons défilent au rythme d’une guerre qui ne laisse rien pas­ser. C’est dans un voca­bu­laire pes­si­miste et défai­tiste qu’Hemingway nous conte, avec la pru­dence d’un vieux sage, les déboires et la pas­sion que façonne l’amour en temps de guerre. Il n’est pas trop tard : vous pou­vez encore finir l’année 2016 avec un clas­sique. [M.S.F.]

Éditions Gallimard, 1972

La Nuit des chats bot­tés, de Frédéric H. Fajardie 

Paris, 1977. Sauveur de sca­ra­bées, timide, gauche, idéa­liste mais sur­tout arti­fi­cier, l’ex-commando Stéphan décide pour les beaux yeux de Jeanne de réac­tua­li­ser, avec son ami Paul, une épo­pée à la Don Quichotte — non pas contre des mou­lins à vent mais contre le capi­ta­lisme. Le père de sa nou­velle amou­reuse — obs­cur pro­lé­taire, ouvrier-pape­tier — va être ven­gé à titre post­hume par le dyna­mi­tage de cha­cun des rouages qui l’a broyé : du PMU à la cli­nique en pas­sant par Billancourt… Ni oubli, ni par­don, ni rémis­sion, ni pres­crip­tion ! Armés de leur cou­rage, leurs bottes et des cagoules à deux pointes, ces « Chats bot­tés » ouvrent des coins de ciel bleu dans la gri­saille gis­car­dienne à grands coups d’actions de gué­rilla et de plas­ti­cages. Une règle ? Pas de vic­time, sauf une, acci­den­telle, un notaire « qui tuait les petites gens à petit feu aus­si sûre­ment qu’un cha­pe­let de bombes au phos­phore sur un hos­pice de vieillards » ! Des ciels bleus qui n’annoncent nul­le­ment les len­de­mains désen­chan­teurs mit­ter­ran­diens de la décen­nie sui­vante. Plus que la beau­té du geste de dyna­mi­ter un pas­sé dou­lou­reux, il s’agit de créer une charge explo­sive et sub­ver­sive telle qu’ « Après notre his­toire, d’autres gens se diront : » Le monde est fou, vrai­ment, tout est pos­sible, tout peut arri­ver ! » C’est un peu comme les super­hold-ups ou le pillage d’une grande sur­face par les clients, bour­geoises en tête. Un peu comme si, après ça, on n’entendait plus jamais des phrases comme « Il n’y a rien à faire, c’est comme ça depuis tou­jours, faut accep­ter son sort ». Face à ce gang de plas­ti­queurs, à la tête de l’État et à la pré­fec­ture de Paris, c’est la panique, qui se tra­duit logi­que­ment par une guerre des polices. Il faut avouer qu’aucun lien pal­pable ne rat­tache ces actions. Seul, le divi­sion­naire Nollet sent que leurs mobiles échappent à l’ordinaire, ce qui lui per­met de les iden­ti­fier. Fasciné secrè­te­ment par ce com­man­do dont le cre­do est « La vie est une opé­ra­tion de com­man­do. C’est une raz­zia sur l’amour, l’amitié, la ten­dresse, la bagarre, le pou­voir… », il est le plus à même de cer­ner leur psy­cho­lo­gie et leurs moti­va­tions qu’il semble par­ta­ger en par­tie. Et il n’est pas le seul, car ces chats bot­tés s’offrent même le luxe de recru­ter des com­plices par­mi leurs otages tem­po­raires. Le roman­tisme à la bou­ton­nière, l’explosif pour épée, les idéaux et l’amour pour ban­de­roles, ces chats bot­tés font de Paris une fête sin­gu­lière, une célé­bra­tion de valeurs et de révoltes d’un autre âge, une sorte de lutte des classes menée par des che­va­liers des temps modernes. [T.M.]

Éditions La Table ronde, 2016

☰ Diviser pour tuer. Les régimes géno­ci­daires et leurs hommes de mains, d’Abram de Swaan

Avec ce livre, Abram de Swaan apporte une contri­bu­tion impor­tante à la com­pré­hen­sion des situa­tions où la poli­tique, com­prise notam­ment comme usage de la dis­cus­sion argu­men­tée et régu­lée par des ins­ti­tu­tions et des rap­ports de forces, s’effondre et mène à un pas­sage à l’acte mons­trueux. Il s’agit dès lors de trai­ter de la ques­tion de la vio­lence de l’État non plus dans une pers­pec­tive uni­que­ment sym­bo­lique mais éga­le­ment phy­sique, et dans l’ex­tré­mi­té de celle-ci : la vio­lence phy­sique, ame­nant à la dis­pa­ri­tion d’un « autre », comme pour­suite d’une vio­lence sym­bo­lique ayant cir­cons­crit, iden­ti­fié et dénié une com­mune huma­ni­té. L’histoire récente est riche de ces moments et pour­tant dif­fi­cile à trai­ter : la des­truc­tion d’une popu­la­tion étant aus­si la des­truc­tion d’une mémoire. Du Rwanda à l’Holocauste en pas­sant par Pol Pot, Staline, Mao ou encore les pogroms anti-alle­mands en Europe de l’Est juste après la guerre (liste non exhaus­tive), l’ouvrage trouve le bon ton pour ne pas amoin­drir l’horreur des situa­tions tout en gar­dant le cap d’une rigueur des­crip­tive. De fait, quand bien même des phé­no­mènes se répètent-ils (l’usage du viol par exemple), de grandes dif­fé­rences sont obser­vées entre les méca­nismes à l’œuvre. Quatre modes d’extermination de masse sont ain­si étu­diés : « la fré­né­sie des vain­queurs », « la domi­na­tion par la ter­reur », « le triomphe des vain­cus », et les « méga­po­groms ». Mais l’ouvrage n’est pas seule­ment des­crip­tif, il pro­pose des pistes de réflexion et ouvre sur des remises en cause de cer­tains sté­réo­types liés aux régimes géno­ci­daires. C’est en ce qui concerne le crime en lui-même, sur le ter­rain, que l’ouvrage est le plus reven­di­ca­tif : si l’importance du contexte est sou­li­gné, l’auteur apporte nuances et contra­dic­tions à une pen­sée facile et domi­nante (« le consen­sus situa­tion­niste ») qui veut que, pour le meilleur et pour le pire, des « hommes ordi­naires sont capables de choses extra­or­di­naires ». Si la « situa­tion » importe, il ne faut pas pour autant nier les « dis­po­si­tions » des auteurs. Pour appré­hen­der cette ques­tion com­plexe, l’auteur, socio­logue, four­nit un tra­vail inter­dis­ci­pli­naire, riches en sources, croi­sant les sciences humaines (socio­lo­gie, his­toire, poli­tique, psy­cho­lo­gie) afin de sor­tir des cli­chés que le sujet ins­pire. Des réfé­rences ayant fait date sont intel­li­gem­ment — sans polé­mique inutile — dis­cu­tées, décons­truites ou remises en pers­pec­tive. Il est notam­ment ques­tion de la « bana­li­té du mal », asso­cié à Hannah Arendt, concept « ne résis­tant pas à l’examen cri­tique » ; mais aus­si des expé­riences de Milgram ou de Zimbardo, dont on ne peut tirer de conclu­sions hâtives et gros­sières, comme c’est trop sou­vent le cas. [J.C.]

Éditions du Seuil, Liber, 2016

La Vie devant soi, d’Émile Ajar (Romain Gary)

Madame Rosa ne peut pas mon­ter les six étages de son immeuble seule. Son poids porte dif­fi­ci­le­ment ses deux jambes et son état de san­té ne l’aide pas. Elle ne peut pas le faire et pour­tant, elle le doit. Du moins, elle le devait, avant de faire la ren­contre de Momo, un petit gar­çon arabe épris d’un amour sans bornes pour la vieille femme juive. Tandis que Madame Rosa attend sa mort, Momo fait tout pour qu’elle puisse vivre ses der­niers ins­tants auprès de lui, chez elle, loin de la sté­ri­li­té que revêt l’hôpital. Cette his­toire, voyage au centre de la vie, nous met face à nos propres craintes, notre propre mort, nos propres sen­ti­ments. Véritable cathar­sis, l’intrigue nous enseigne l’art de vivre nos affects et celui d’accepter la fata­li­té de la mort : « Il ne faut pas pleu­rer, mon petit, c’est natu­rel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi. » À tra­vers le per­son­nage de Momo, Gary nous pro­digue de somp­tueuses piqûres de rap­pel : « Parce qu’on ne peut pas vivre sans quel­qu’un à aimer ». Ce que l’opinion com­mune juge­rait d’une lai­deur sans pareille devient, grâce au per­son­nage de Momo et au style de Gary, d’une beau­té trans­cen­dante : « Elle était si triste qu’on ne voyait même pas qu’elle était moche ». [M.S.F.]

Éditions Gallimard, Folio, 1982

Plus haut que les flammes, de Louise Dupré

Étrange dou­ceur un peu tor­tu­rée que celle des poèmes de Louise Dupré, poète qué­bé­coise recon­nue. Tout com­mence dans la dou­leur d’Auschwitz et finit dans la gloire d’une enfance, « Le monde minus­cule / accro­ché à ton cou », qui invente la pos­si­bi­li­té recom­men­cée de la joie. « Ton poème a sur­gi / de l’en­fer » : les pre­mières pages, sombres, au souffle court, disent l’ir­res­pi­rable de la souf­france, les matins d’a­po­ca­lypse, les visages de la ter­reur, les corps contour­nés des toiles de Bacon, le sou­ve­nir des cendres. Et puis, comme un étran­ger qui pénètre par effrac­tion dans le monde, voi­ci l’in­no­cent qui sur­git d’entre les pages, s’im­pose au-delà des mots qu’on lui raconte : « Mais le plus petit moi­neau / suf­fit encore à l’en­fant / pour se bri­co­ler des ailes ». C’est l’en­fant qui oblige la femme à se sur­vivre, « L’enfant a une fenêtre / ouverte / dans la poi­trine / avec vue / sur le cou­rage ». Celle qui se lais­sait aller à l’é­ga­re­ment, à l’ef­fa­re­ment, revient len­te­ment vers une lumière pâle, les petites larmes, le chant secret des caresses. On ne sait pas très bien défi­nir au pre­mier abord ce qui nous touche dans la sim­pli­ci­té de cette langue naïve, à peine audible par­fois, « Suspendue à l’i­dée / qu’il n’est pas trop tard / pour l’im­pos­sible », mais le fait est que la magie opère : dans la pau­vre­té du lan­gage, sans extra­va­gance ni hour­ras, le poète parle à cet enfant qui l’ac­com­pagne, conti­nue de s’a­van­cer sur un che­min mal pavé, l’ad­met enfin : « Dans cette digni­té / qu’on appelle par­fois poème / la joie tient à un fil / invi­sible ». Et ce n’est pas le plus mince mérite de ce recueil que de pré­ser­ver l’in­vi­si­bi­li­té du fil, comme s’il ne fal­lait pas voir la corde ten­due sur l’arc de l’âme, le câble trem­blant dans le vent sur lequel dansent encore les funam­bules, « Jusqu’à ébran­ler / les parois indes­truc­tibles / de ta peur ». Pour tous ceux qui vou­draient tendre l’o­reille vers une petite musique de nuit, cré­pi­tant d’ef­froi et de ten­dresse mêlées. [A.B.]

Éditions Bruno Doucey, 2015

33 leçons de phi­lo­so­phie par et pour les mauvais gar­çons, d’Alain Guyard

Des leçons ? De phi­lo­so­phie ? Par et pour les mau­vais gar­çons ? Voilà quelques mots que l’on a du mal à voir côte à côte, et pour­tant c’est le pari ori­gi­nal que tente le phi­lo­sophe forain Alain Guyard. Si vous cher­chez un manuel de déve­lop­pe­ment per­son­nel pour débu­ter la nou­velle année du bon pied, un clas­sique du rayon Philosophie de votre librai­rie favo­rite, alors pas­sez votre che­min, vous faites fausse route ! Et puis si vous êtes une fille, ce livre s’a­dresse à vous aus­si, pas d’in­quié­tude. Contrairement à ce qu’in­dique le titre, cette claque phi­lo­so­phique plu­tôt, n’é­pargne per­sonne. Elle s’a­dresse à tous ! Enfin… à tous ceux qui n’ont pas peur de voir vaciller leurs connais­sances phi­lo­so­phiques et leurs cer­ti­tudes, à tous ceux qui ne s’ef­fraient pas du lan­gage sin­gu­lier de notre guide dans cette his­toire per­son­nelle de la phi­lo­so­phie, un lan­gage fait d’ar­got et d’ex­pres­sions fleu­ries. De Socrate à Albert Cossery en pas­sant par Marc-Aurèle, Spinoza, Nietzsche ou encore Alexandre Jacob, il ne s’a­git pas de l’é­nième gale­rie de por­traits d’une his­toire de la phi­lo­so­phie dans laquelle on a du mal ren­trer tel­le­ment elle est recou­verte de pous­sière. Avec Alain Guyard, la phi­lo­so­phie n’a que ce qu’elle mérite : être mise à hau­teur d’homme, mau­vais ou bon ! À l’ins­tar de ce qu’il pro­pose dans ses dif­fé­rentes inter­ven­tions de phi­lo­so­phie vaga­bonde (pour en savoir plus sur ce point, on vous conseille le vision­nage du docu­men­taire La Philo Vagabonde de Yoann Laffort), le pen­seur iti­né­rant pré­sente d’a­bord la ou le phi­lo­sophe envi­sa­gé d’un point de vue bio­gra­phique et contex­tuel, mais tou­jours déca­lé. Socrate prend les traits d’un phi­lo­sophe de comp­toir ou d’un gar­çon bou­cher, Descartes écume les champs de bataille euro­péens, Foucault est décrit comme un skin­head d’ul­tra­gauche, pour ne citer qu’eux ! Cette par­tie « théo­rique » sert à mettre en lumière un élé­ment saillant de la pen­sée étu­diée avant d’en­chaî­ner sur une deuxième par­tie encore plus tru­cu­lente : la par­tie « pra­tique ». Armé d’une iro­nie aigui­sée à sou­hait, Guyard pro­pose des exer­cices pra­tiques pour le quo­ti­dien, à la manière des sages amou­reux de la Grèce antique. Eh oui ! parce que la phi­lo­so­phie ça se vit ! Un conseil quant à ces par­ties « pra­tiques », n’es­sayez peut-être pas de toutes les mettre en appli­ca­tion, sinon il n’y a pas que vos cer­ti­tudes phi­lo­so­phiques qui ris­que­raient de voler en éclats mais aus­si quelques-unes de vos dents ou de vos rela­tions sociales… [R.L.]

Le Dilettante, 2013


Bannière : Kathleen Hanna par Pat Graham


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REBONDS

Cartouches 15, novembre 2016
Cartouches 14, octobre 2016
Cartouches 13, sep­tembre 2016
Cartouches 12, juillet 2016
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Ballast

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