Cartouches (15)


L’histoire des Black Panthers, un liber­taire fer­raillant contre son camp, le ter­ro­risme décor­ti­qué, les tags contre la Loi tra­vail, le conte d’un révol­té, le Mexique révo­lu­tion­naire de l’entre-deux-guerres, des récits fan­tas­tiques de l’hé­mi­sphère Sud et un éloge du noma­disme : nos chro­niques du mois de novembre. 


Panthères noires : Histoire du Black Panther Party, de Tom van Eersel

51xsa942tl-_sx324_bo1204203200_Tout le monde a enten­du par­ler du Black Panther Party — ce fameux groupe de révo­lu­tion­naires afro-amé­ri­cains de la fin des années 1960. Une image, au moins, semble connue de toutes et de tous : des hommes et des femmes, col rou­lé noir et veste en cuir sur le dos, armes en main. Une image réelle et pour­tant si réduc­trice dans ce qu’elle véhi­cule, telle un folk­lore venu de temps loin­tains dont nom­breux sont celles et ceux qui n’en savent guère plus. Tom van Eersel, jour­na­liste et his­to­rien, offre dans cet ouvrage court et acces­sible une belle occa­sion de décou­vrir ou de com­prendre ce mou­ve­ment. Du contexte poli­tique par­ti­cu­lier des États-Unis de ces années où est né le BPP, de la ful­gu­rance de son expan­sion sur tout le ter­ri­toire nord-amé­ri­cain, de ses moti­va­tions ini­tiales aux rup­tures qui le tra­ver­se­ront au bout de quelques années seule­ment, des ponts créés avec d’autres mou­ve­ments de lutte natio­naux et inter­na­tio­naux, mais aus­si de la répres­sion et de l’a­bat­tage féroce et sans scru­pules dont il a été vic­time alors : tout le tableau y est. Le Black Panther Party naît quand les espoirs por­tés par Malcolm X ou Martin Luther King meurent avec eux. S’il effraie autant les auto­ri­tés amé­ri­caines, d’a­lors mais pro­ba­ble­ment encore d’au­jourd’­hui, c’est bien dans sa capa­ci­té de fédé­rer — aus­si vite et autant de monde — autour d’un pro­jet poli­tique et idéo­lo­gique implan­té dans la base et maté­ria­li­sé par toute une série d’ac­tions concrètes et au ser­vice direct de la com­mu­nau­té du peuple noir amé­ri­cain oppri­mé. La poli­ti­sa­tion par l’ac­tion et l’ac­tion poli­ti­sée, voi­là la ligne de crête sur laquelle ce mou­ve­ment s’est débat­tu — aus­si bien dans les débats qui l’ont tra­ver­sé en interne que face à la bru­ta­li­té d’une répres­sion gou­ver­ne­men­tale qui n’a pas hési­té à user des méthodes les plus illé­gales et illé­gi­times pos­sibles. Ce livre, fruit de deux années de tra­vail de docu­men­ta­tion et de ren­contres, amène autant de pistes à qui se demande peut-être ce qui a pro­vo­qué la chute bru­tale de ce mou­ve­ment qu’à ceux qui auraient besoin, en ces temps actuels, de retrou­ver ins­pi­ra­tion. [C.G.]

Éditions L’échappée, 2006

Non-conforme, de Georges Fontenis

georges-fontenis « L’effort réside dans le sou­ci d’être vrai et de ne jamais flat­ter la faci­li­té. » Georges Fontenis, mili­tant liber­taire d’en­ver­gure, à 80 ans pas­sés, ne tourne pas autour du pot. Le confor­misme des mots d’ordres, du voca­bu­laire employé dans les mou­ve­ments mili­tants, comme le radi­ca­lisme de façade, il les passe au crible dans ce recueil de réflexions. L’homme avait déjà consi­dé­ra­ble­ment secoué le mou­ve­ment liber­taire de l’a­près guerre en dénon­çant les concep­tions trop phi­lo­so­phiques d’un anar­chisme qu’il qua­li­fiait de vague et sen­ti­men­tal. L’auteur évoque les anti­sé­mi­tismes, l’État, le fémi­nisme, l’ho­mo­sexua­li­té, l’é­du­ca­tion… Pointant le mani­chéisme, les excès, pour ne pas dire le fana­tisme par­tout où il le trouve (dans les cou­rants femi­nistes, LGBT ou anti-racistes par exemple). Il se déses­père du syn­drome de « l’en­fant roi » et du manque d’au­to­ri­té rai­son­née de la part des adultes, qu’ils soient parents ou ensei­gnants. Le malaise des ban­lieues ? Il existe bien évi­dem­ment, et il faut résoudre les pro­blèmes plu­tôt que les nier, en se cachant der­rière une idéo­lo­gie ou autre chose… Étonnant de la part d’un com­mu­niste liber­taire ? Excessif à son tour, celui qui dénonce jus­te­ment cer­taines exa­gé­ra­tions ? À cha­cun de se faire son avis. Certaines mau­vaises langues, cita­tions hors contexte à l’ap­pui, qua­li­fie­ront peut être ce recueil de réflexions de conser­va­teur, voir de réac­tion­naire. Lecture mal­hon­nête pour esprit pares­seux, bien enten­du. Mieux vaut juger sur pièce. Être vrai, réa­liste, fut un sou­ci constant de l’au­teur, dans ce livre, comme tout au long de sa vie mili­tante d’ailleurs. Il faut aus­si gar­der à l’es­prit que c’est un homme né dans les années 1920 qui écrit ; il l’a­voue dans son intro­duc­tion : « Ce constat se teinte sans doute d’une cer­taine lassitude…sans enta­mer tou­te­fois l’es­poir d’un autre monde que nous vou­lons, parce que d’autres com­por­te­ments sont pos­sibles, à notre por­tée même. » Une lec­ture salu­taire ! [W.]

Editions Bénévent, 2002

De la guerre et du ter­ro­risme, de Michael Walzer

160_walzerIl trône par­tout autour de nous : dans les médias, au détour d’une conver­sa­tion de métro, dans les larmes de ceux qui font le deuil des vic­times. Le ter­ro­risme, ce mutant dont on n’a jamais pu sai­sir la défi­ni­tion noyée dans un bain de sang, se doit aujourd’hui d’être expli­qué, décor­ti­qué et sai­si dans son essence. C’est pro­ba­ble­ment la meilleure manière de le com­battre : le com­prendre pour l’atteindre avant de lui faire front. C’est ce que fait Michael Walzer, pro­fes­seur en sciences sociales à l’Institut des hautes études de l’université de Princeton, dans son ouvrage De la guerre et du ter­ro­risme. Recueil de dif­fé­rentes confé­rences et de textes sur le ter­ro­risme et les théo­ries sur la guerre, l’oeuvre fait polé­mique. Ceci ne sur­pren­dra per­sonne : un sujet qui, en soi, fait débat, amè­ne­ra le lec­teur à dou­ter. Walzer s’interroge notam­ment sur les apo­logues du ter­ro­risme, ce qui les pousse à de tels actes, ce qu’il appelle « la morale de l’excuse ». Il va contre­dire cer­taines thèses éta­blies par la doxa, comme par exemple celle qui affirme que le ter­ro­risme émane de la pré­ca­ri­té et du sous-déve­lop­pe­ment de cer­tains pays : « La misère et l’inégalité ne suf­fisent pas à expli­quer l’apparition des mou­ve­ments natio­na­listes ter­ro­ristes, notam­ment isla­miques. On le voit bien en se livrant à un exer­cice de com­pa­rai­son poli­tique. C’est en Afrique, indu­bi­ta­ble­ment, qu’apparaissent les pires retom­bées de l’inégalité glo­bale ; la res­pon­sa­bi­li­té des Occidentaux quant à la pro­duc­tion et la repro­duc­tion de l’inégalité y est fla­grante et demeure majeure […]. Et pour­tant la dia­spo­ra afri­caine n’est pas une serre chaude où éclosent les ter­ro­ristes. » Bien qu’il détruise les argu­ments ter­ro­ristes de bout en bout, Walzer admet que, dans cer­tains cas excep­tion­nels — il reprend l’expression « urgence suprême » de Churchill — le ter­ro­risme peut être uti­li­sé. Il est rare de pou­voir lire des ouvrages phi­lo­so­phi­que­ment bien menés sur un sujet tou­jours trop ancré dans la poli­tique, la psy­cho­lo­gie et la socio­lo­gie. Ici, nous avons un véri­table ques­tion­ne­ment sur l’urgence, le prin­cipe de cau­sa­li­té du ter­ro­risme et l’histoire qui a bou­le­ver­sé les théo­ries des spé­cia­listes. Si pour Walzer la ques­tion de la défi­ni­tion du ter­ro­risme ne se pose pas vrai­ment, d’autres inter­ro­ga­tions sont fon­da­men­tales : le ter­ro­risme est-il une guerre ? Si oui, est-il une guerre juste ? Que disent les défen­seurs du ter­ro­risme ? Des ques­tions qui res­tent, douze ans après la publi­ca­tion de De la guerre et du ter­ro­risme, ter­ri­ble­ment actuelles. L’ouvrage pro­longe la réflexion déjà menée sur le sujet dans son ouvrage Guerre justes et injustes, publié à chaud au len­de­main des atten­tats du 11 sep­tembre 2001. [M.S.F.]

Bayard, 2004

Un anar­chiste — Un conte déses­pé­ré, de Joseph Conrad

1367721-gf« Il ne faut pas beau­coup pour perdre un homme. » Ouvrier méca­ni­cien à Paris, Paul mène une vie sérieuse et plu­tôt banale. Pour célé­brer son vingt-cin­quième anni­ver­saire, deux amis lui pro­posent d’aller dîner dans un café, bou­le­vard de la Chapelle. L’alcool, absor­bé en grande quan­ti­té, et les remarques d’inconnus ayant rejoint la fête lui apportent « des idées noires » : il prend conscience du « sort pitoyable et cruel de l’humanité » et, dans un même élan, saute sur la table et s’écrie « Vive l’anarchie ! Mort aux capi­ta­listes ! ». C’est le début d’une série de déboires : licen­cié, il devient « com­pa­gnon » et par­ti­cipe, sans le vou­loir, aux acti­vi­tés illé­gales d’un groupe anar­chiste ; empri­son­né dans un bagne de Guyane, il s’évade et se trouve pié­gé par le res­pon­sable d’un éle­vage de bétail appar­te­nant à « une célèbre com­pa­gnie de fabri­ca­tion d’extrait de viande » qui se sert de son sup­po­sé enga­ge­ment pour le gar­der cap­tif car qui vou­drait embau­cher un anar­chiste ? Dans cette courte nou­velle publiée en 1906 dans la revue Harper’s Magazine, Conrad raconte une tra­gé­die indi­vi­duelle ; cri­tique, non sans iro­nie, les pre­mières mul­ti­na­tio­nales et leur appé­tit pour la publi­ci­té ; et s’intéresse à la figure de l’anarchiste. Car bien que vic­time de mal­chance, Paul res­semble « vrai­ment à beau­coup d’autres anar­chistes. Le cœur chaud et la tête faible, voi­là le fin mot de l’énigme ; c’est un fait que tout indi­vi­du capable de sen­ti­ment et de pas­sion trans­porte en lui les contra­dic­tions les plus amères et les conflits les plus meur­triers du monde. » [M.H.]

Éditions Mille et une nuits, 2013 (1906)

☰ Murs popu­laires — Tags du mou­ve­ment contre la loi Travail, d’Alexandre Chenet, Guillaume Justo, Jules Justo et Antonin Sabot

murs-populaires« Demain s’ouvre au pied de biche. » Le moins que l’on puisse dire est que durant le mou­ve­ment contre la loi de tra­vail, les mani­fes­tants ont déci­dé de tailler ce pied de biche pour faci­li­ter le chant des len­de­mains à coups d’aphorismes qui déchirent le voile du spec­tacle de l’actuelle socié­té capi­ta­liste. « La rue est à nous » mais ses murs aus­si. Sur ces murs, on peut reven­di­quer un ima­gi­naire et des injonc­tions contraires à celles impo­sées par les domi­nants ! Comme l’écrivent les quatre mili­tants de la CNT qui ont per­mis la sor­tie de ce livre : « par son inven­ti­vi­té, sa déter­mi­na­tion et son inso­lence, ce mou­ve­ment a fait des murs de France un ate­lier d’écriture sub­ver­sif. » Les slo­gans qui com­posent ce livre contestent l’État, le sys­tème capi­ta­liste, la domi­na­tion et l’exploitation en met­tant en avant une culture alter­na­tive, des moyens de lutte, des objec­tifs de libé­ra­tion, une atti­tude face aux struc­tures… tou­jours sur le registre d’un humour qui va jusqu’à moquer le mou­ve­ment lui-même. Ces filles et fils de Guy Debord ont bien com­pris qu’il faut retour­ner le capi­ta­lisme en usant de ses propres armes qui sont la séduc­tion et le détour­ne­ment — le confor­misme et le consen­te­ment à l’ordre des puis­sants ne sont alors plus une fata­li­té mais plu­tôt un théâtre de guerre à conqué­rir. Comme un fil rouge, on sent qu’ayant conscience de leur propre alié­na­tion, les tag­gers inversent ce stig­mate d’aliéné en ren­dant dési­rable l’acte d’émancipation sur un registre fes­tif. Ils firent, leur, l’injonction de Maïakovski, en « arra­chant la joie aux jours qui filent ». Cette écri­ture popu­laire recréant des murs d’expression libres nour­rit des ima­gi­naires alter­na­tifs tout en étant une mani­fes­ta­tion immé­diate et concrète de « la pro­pa­gande par le fait ». Cette pro­pa­gande est un pas de côté qui enjambe nos rythmes de vie quo­ti­diens, nos frus­tra­tions banales car lar­ge­ment par­ta­gées, nos réfé­rences liées à la culture popu­laire pour les moquer en en don­nant un conte­nu sub­ver­sif. Nos quatre gla­neurs pro­posent un objet construit en neuf sec­tions : le mou­ve­ment, la loi tra­vail, les poli­ti­ciens, le 49.3, la répres­sion et mise au pas de la manif, la culture popu­laire du détour­ne­ment, la conver­gence des luttes ?, l’argent féti­chi­sé et ses mani­fes­ta­tions, l’État d’urgence ain­si qu’une chro­no­lo­gie en conclu­sion. Chaque cha­pitre est intro­duit par une note intro­duc­tive ana­ly­tique tant d’un point de vu lit­té­raire que concep­tuel, idéo­lo­gique ou poli­tique. On y voit coha­bi­ter des élé­ments aus­si bien fac­tuels qu’affectifs dans un dosage har­mo­nieux. Résumons ce livre en une para­phrase per­son­nelle d’un des tags les plus connus du prin­temps : « dans ce livre, ce n’est pas la mani­fes­ta­tion qui y déborde mais le débor­de­ment qui devient un mani­feste. » [T.M.]

Éditions CNT-RP, 2016

Viva, de Patrick Deville

pho0bf30088-285b-11e4-975e-a3dfdd16c4d0-270x400Imaginez une fresque. Un mural, comme le disent les his­pa­no­phones. Saturée de per­son­nages, de décors et de détails, de plans et de pig­ments. Patrick Deville — douze livres en vingt-sept ans — s’est fait ici le peintre du Mexique : celui, plus pré­ci­sé­ment, de l’entre-deux-guerres. « Le Mexique est un pays auquel un étran­ger ne peut pas com­prendre grand-chose. La plu­part des Mexicains n’y entendent rien non plus. » On croise, dans ce « roman sans fic­tion » (c’est ain­si que l’au­teur parle de ses ouvrages, qui ont tou­te­fois, à pre­mière et der­nière vue, tout du récit), Léon Trotsky dans un wagon lam­bris­sé après qu’un cer­tain Staline l’a chas­sé de l’Union sovié­tique (« [Trotsky] a tou­jours pen­sé qu’il suf­fi­sait d’a­voir rai­son et en cela même il eut tort. Il croyait que l’exemple suf­fi­rait, l’ac­tion, le cou­rage phy­sique, la pro­bi­té, la rai­son. Il est un héros de l’Antiquité, un homme de Plutarque. ») , le poète et boxeur Arthur Cravan, l’é­cri­van et insur­gé en exil Traven, l’an­cien dépor­té Victor Serge mou­rant d’une crise car­diaque dans un taxi, Malcolm Lowry et ses vol­cans alcoo­li­sés, Antonin Artaud, errant et dro­gué, cher­chant auprès des Amérindiens ce qui fai­sait tant défaut à l’Europe moderne et ration­nelle (« Personne n’a écoute Artaud qui avait pour­tant rai­son. ») et la fameuse mai­son bleue de la peintre Frida Kahlo, com­pagne de l’ogre Rivera pes­tant contre « les fils de pute luna­tiques et tarés » qu’é­taient les sur­réa­listes. L’épigraphe de l’ou­vrage, tirée d’un essai de Walter Benjamin, rap­pelle qu’il « existe un ren­dez-vous tacite entre les géné­ra­tions pas­sée et la nôtre » ; ces pages en sont le lieu plus ou moins tacite, prises entre le bruit des piqueurs de rouille et les cris des oiseaux marins. « On écrit tou­jours contre l’a­mné­sie géné­rale », confie Deville — frag­ments d’exis­tences, pans bio­gra­phiques, menues anec­dotes et grands récits aux mains plon­gées et salies dans « le moteur de l’Histoire » : les noms propres défilent, déluge et cas­cade, au risque de perdre, sans doute, le lec­teur de pas­sage dans ce « mau­so­lée », ce « pan­théon per­son­nel ». Une pierre de plus à l’œuvre sin­gu­lière d’un écri­vain qui com­pose en cycles : Viva est le second temps d’un trip­tyque qui n’at­tend que d’être ache­vé. « Les éter­nels com­bats per­dus d’a­vance, l’ab­so­lu de la Révolution ou l’ab­so­lu de la Littérature » ; un fil rouge, sans doute. [E.C.]

Éditions Gallimard, 2016

Histoires étranges et fan­tas­tique d’Amérique latine, Claude Couffon

amlatineÀ Buenos Aires, un homme épris d’une défunte découvre par hasard une fenêtre ouverte sur le monde. Il contemple alors l’ensemble de la Création, affran­chi des contraintes de l’espace et du temps. Dans la forêt ama­zo­nienne, des ser­pents de toutes les espèces entrent en résis­tance contre l’intrusion de l’homme. Un jeune cher­cheur sans-le-sou se retrouve pri­son­nier d’une baraque déla­brée, sous la coupe d’une vieille femme bigote et de son étrange nièce aux yeux d’émeraude. Une rela­tion tri­an­gu­laire se noue entre les trois êtres, la pein­ture se cra­quelle petit à petit et les ombres du pas­sé sur­gissent des pages jau­nies d’un manus­crit à demi-oublié. Dans un pays fic­tif, on ne sait jamais très bien quand passent les trains, ni vers quelle des­ti­na­tion ils vous entraînent, ni même si, une fois à bord, on remet­tra un jour le pied sur la terre ferme, mais le voyage importe sans doute bien plus que la des­ti­na­tion. Un mys­té­rieux tun­nel décou­vert par hasard dans une petite île au large des côtes argen­tines débouche en quelques minutes au coeur d’une cité uru­guayenne. Les habi­tants d’un vil­lage de mon­tagne péru­vien se prennent pour des singes, atteints d’un mal mys­té­rieux… Claude Couffon nous invite à un voyage au coeur de l’étrange, dans des contrées bai­gnées d’un soleil amer où les notions de réel et d’imaginaire s’enlacent et se confondent dans les synapses des per­son­nages. [G.R.]

Métaillé, 1997

Anatomie de l’errance, de Bruce Chatwin

414gdbuht7l« Nous pas­sons beau­coup trop de temps dans des mai­sons fer­mées. » Recueil de textes « for­tuits » et peu connus publié après la mort de Bruce Chatwin, Anatomie de l’errance se veut un « livre source » qui intro­duit à la tra­jec­toire de l’auteur, aux sujets et argu­ments clés qui sous-tendent son écri­ture. L’on y retrouve les élé­ments constants de l’œuvre et de la vie de l’auteur : mou­ve­ment vers l’ailleurs, errance et « hor­reur du domi­cile » (Baudelaire), séden­ta­ri­sa­tion, goût pour le bel objet et col­lec­tion, renon­cia­tion. Pour Chatwin, le mou­ve­ment est la nature de l’homme ; la marche et le che­min ont consti­tué la base des plus grands épi­sodes de l’Histoire. L’importance du mou­ve­ment et de la marche remon­te­rait à l’enfance, aux « sen­tiers à explo­rer » dans un jar­din ou dans une forêt. L’enfance de l’humanité, aus­si, avec ces peuples nomades dont l’existence est ryth­mée par des dépla­ce­ments et des haltes. Dans ce recueil c’est aus­si la trame du pro­jet inache­vé de l’écrivain voya­geur qui se des­sine : un livre « impu­bliable » sur les nomades, dont le manus­crit a fini par être détruit par son auteur. « Ce devait être un ouvrage fol­le­ment ambi­tieux et into­lé­rant, une sorte d’Anatomie de l’errance qui déve­lop­pe­rait l’affirmation de Pascal sur l’homme assis tran­quille­ment dans une chambre. La thèse était à peu près la sui­vante : en deve­nant humain, l’homme avait acquis, en même temps que la sta­tion debout et la marche à grandes enjam­bées, une pul­sion ou ins­tinct migra­teur qui le pousse à mar­cher sur de longues dis­tances d’une sai­son à l’autre. Cette pul­sion […] lorsqu’elle est répri­mée par les condi­tions de la séden­ta­ri­té, trouve des échap­pa­toires dans la vio­lence, la cupi­di­té, la recherche du sta­tut social ou l’obsession de la nou­veau­té. Ce qui expli­que­rait pour­quoi les socié­tés mobiles comme les tsi­ganes sont éga­li­taires, affran­chies des choses, résis­tantes au chan­ge­ment. » Troisième par­tie de l’ouvrage, « l’alternative nomade » nous en dit un peu plus sur ce pro­jet inabou­ti. Au fil des cha­pitres résu­més par l’auteur, l’on découvre l’ébauche d’une réflexion autour du noma­disme, à la fois his­to­rique et anthro­po­lo­gique, en même temps qu’une cri­tique poli­tique de la « civi­li­sa­tion » ou la vie dans les villes et de la séden­ta­ri­té. Le séden­ta­risme est à l’origine de la hié­rar­chi­sa­tion de la socié­té. Le pro­jet de livre se construit ain­si sur une série d’oppositions entre errance ou dépla­ce­ment et fixi­té, intui­tion et ratio­na­li­té, dépouille­ment maté­riel et cumul de richesses propre à ceux qui n’ont pas besoin de par­tir pour vivre, mais aus­si entre lien mys­tique de l’homme avec l’animal d’une part, et domes­ti­ca­tion et exter­mi­na­tion métho­dique d’autre part. Anatomie de l’errance n’est pas un essai, mais un ensemble hybride, fait d’ébauches de réflexions, de sou­ve­nirs, de légendes et d’intuitions, où les échos aux ques­tion­ne­ments de notre temps sont nom­breux. Loin d’être des fai­blesses, l’aspect écla­té du recueil et son goût d’inachevé offrent au contraire la liber­té de creu­ser là où Chatwin n’a peut-être pas eu le temps de le faire. [A.H.]

Grasset, 1996


Bannière : Bouquiniste sur les quais pari­siens dans les années 1900, Eugène Atget.


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REBONDS

Cartouches 14, octobre 2016
Cartouches 13, sep­tembre 2016
Cartouches 12, juillet 2016
Cartouches 11, juin 2016
Cartouches 10, mai 2016

Ballast

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