Cartouches (13)


Une morale de l’ac­tion, la nou­velle pay­san­ne­rie, une dic­ta­ture et des mariages arran­gés, le Théâtre de l’homme total, une femme enceinte en pein­ture, Patagonie ou monde mar­chand, révolte ou révo­lu­tion, les mots et l’u­sine, la fra­ter­ni­té de la tor­ture, les bêtes au front : nos chro­niques du mois de septembre.


Vie et mort de Jean Cavaillès, de Georges Canguilhem

cx0« D’ordinaire, pour un phi­lo­sophe, entre­prendre d’é­crire une morale, c’est se pré­pa­rer à mou­rir dans son lit », déclare iro­ni­que­ment Canguilhem (en visant sans doute, entre autres, Sartre). Tel n’était pas le cas de Jean Cavaillès, phi­lo­sophe com­bat­tant, résis­tant à Londres, en France, tor­tu­ré et tué par les Allemands, pour qui la morale n’était pas un vain mot et qui consi­dé­rait que la parole et l’écrit devaient abou­tir à l’action. Selon Canguilhem, Cavaillès, qui étu­diait la phi­lo­so­phie de la logique et notam­ment des mathé­ma­tiques, a été résis­tant « par logique », par rigueur phi­lo­so­phique : le nazisme étant inac­cep­table, la lutte contre l’inacceptable, par tous les moyens et jusqu’à la mort, était iné­luc­table. « Il y a dans la téna­ci­té de Cavaillès quelque chose de ter­ri­fiant. C’est une figure unique. Un phi­lo­sophe mathé­ma­ti­cien bour­ré d’explosifs, un lucide témé­raire, un réso­lu sans opti­misme. Si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? » Ce très bref recueil (une cin­quante de pages) reprend trois éloges post­humes que Canguilhem, lui-même phi­lo­sophe et résis­tant (« Si on lui sur­vit, c’est qu’on a fait moins que lui. »), a pro­non­cés en 1967, 1969 et 1974 en l’honneur de Jean Cavaillès. Canguilhem retrace la vie et de la mort de Jean Cavaillès, le cou­rage d’un homme qui, cofon­da­teur du mou­ve­ment Résistance Sud, pri­son­nier en Allemagne, éva­dé deux fois, a pris les armes jusqu’à l’arrestation, la tor­ture et la mort. L’engagement d’un phi­lo­sophe qui, pen­dant ces années de com­bats, écri­vait une intro­duc­tion à la logique et répon­dait lors de ses inter­ro­ga­toires que ses actions étaient conformes aux valeurs des grands esprits alle­mands, comme Kant ou Beethoven. On peut espé­rer, avec Canguilhem, que ce des­tin de Cavaillès peut repré­sen­ter pour nous « un exemple propre à [nous] sou­te­nir dans ces sortes de cir­cons­tances où la déci­sion à prendre est sur un tran­chant ». [L.V.]

Éditions Allia, 2014

 Les Néo-pay­sans, de Gaspard D’Allens et Lucile Leclair

cx1En fai­sant connais­sance avec les « néo-pay­sans », on ne peut plus can­ton­ner l’a­gri­cul­ture à l’i­mage bien sou­vent péjo­ra­tive du pay­san ren­fer­mé sur lui-même, seul dans sa ferme. Certes, le livre ne nie pas les dif­fi­cul­tés actuelles du monde rural ; la moyenne d’âge de la pro­fes­sion est de qua­rante-neuf ans, 200 000 actifs sont par­tis en dix ans ; un agri­cul­teur se sui­cide tous les deux jours. Mais, conscient de ce qui ne va pas, les auteurs sont par­tis à la ren­contre de ceux qui, à leurs yeux, peuvent renou­ve­ler l’a­gri­cul­ture et la pay­san­ne­rie. Ces nou­veaux pay­sans, issus d’un milieu étran­ger à l’a­gri­cul­ture, s’é­ta­blissent par­tout en France, consti­tuant 30 % des nou­velles ins­tal­la­tions. Ce qui les carac­té­rise, c’est un même espoir dans leur recon­ver­sion ; cer­tains parlent de voca­tion, de retour à l’es­sen­tiel, de résis­tance. Sébastien, éta­bli depuis deux ans près de Nancy, résume bien ce qui entraîne un tel chan­ge­ment de vie : « On a vou­lu fuir un sys­tème qui ne nous conve­nait pas. » Ce sys­tème, c’est l’op­pres­sion cita­dine, le stress, la décon­nexion avec le réel, l’en­nui, même, mais aus­si, pour beau­coup, l’exi­gence du pro­fit et de la per­for­mance. Les néo-pay­sans rejettent en majo­ri­té aus­si bien le capi­ta­lisme urbain que rural ; ain­si, les terres de Sébastien étaient dix ans plus tôt celles d’une exploi­ta­tion indus­trielle. Comme un signe de cette volon­té de chan­ger de para­digme agri­cole (60 % des néo-pay­sans veulent s’é­ta­blir dans l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique), il fait pous­ser du safran là où sa culture avait été oubliée depuis long­temps ; il a pu béné­fi­cier de sa terre grâce à des asso­cia­tions et des incon­nus là où l’entre-soi règne : « Ici le droit d’u­sage prime sur la pro­prié­té. » Qu’ils soient maraî­chers ou arbo­ri­cul­teurs, tous reven­diquent une éthique de vie liée à la terre. Partisans d’une agri­cul­ture civique, où cha­cun fait sa part, où c’est à petite échelle que se joue le chan­ge­ment, ou alors enga­gés dans une « agri­cul­ture pirate » et liber­taire, tous sont conscients du poten­tiel poli­tique de leurs actions. Pour les deux auteurs, « le XXIe siècle sera pay­san », et c’est en racon­tant le quo­ti­dien de ces nou­veaux venus qu’ils nous convainquent de la beau­té et de la néces­si­té de cette idée. [R.B.]

Éditions du Seuil, en par­te­na­riat avec Reporterre, 2016

 Autour de ton cou, de Chimamanda Ngozi Adichie

cx3« La nuit, quelque chose venait s’enrouler autour de ton cou, une chose qui man­quait de t’étouffer avant que tu ne sombres dans le som­meil. » Cette chose, c’est la vio­lence ordi­naire que subit Akunna, une Nigériane immi­grée qui, après avoir cru gagner à la lote­rie en obte­nant un visa pour les États-Unis, découvre : la logique du don­nant-don­nant à l’américaine, un « oncle d’Amérique » qui exige des faveurs sexuelles en échange d’un héber­ge­ment, un tra­vail de ser­veuse sans-papiers exploi­tée, ces clients pour qui Afrique signi­fie à peu près Jamaïque et la dou­leur d’envoyer de l’argent à sa famille inca­pable de com­prendre pour­quoi, au pays du dol­lar, elle ne gagne pas assez pour leur envoyer des vête­ments, des sacs et des par­fums. Cette chose s’enroule autour du cou de Nkem lorsqu’elle découvre que son mari l’a ins­tal­lée aux États-Unis mais n’y vien­dra que pour les vacances et garde une petite amie au pays, autour du cou de Chika lorsqu’elle se cache pen­dant les mas­sacres qui opposent musul­mans et chré­tiens ; autour du cou de Chinaza qui découvre les réa­li­tés d’un mariage arran­gé loin des pro­messes des marieuses ; autour du cou de cette femme qui doit essayer d’échanger la mort de son fils, tué par les hommes de main du dic­ta­teur Abacha, contre un visa de réfu­giée. C’est contre cette chose que luttent toutes ces femmes, pour pou­voir la des­ser­rer et enfin lâcher prise. Les nou­velles d’Autour de ton cou suivent les com­bats de ces femmes (onze des douze nou­velles sont racon­tées par des femmes ou suivent des des­tins de femmes) entre le Nigéria et les États-Unis, entre les catas­trophes de l’Histoire (la guerre du Biafra, la dic­ta­ture de Sani Abacha) et leurs dou­leurs intimes. Des moments d’anéantissement, de déses­poir, mais aus­si d’affirmation de soi et de soli­da­ri­té — ain­si d’« Une expé­rience intime », où une femme haous­sa et musul­mane aide Chika, Igbo chré­tienne, à se cacher et lui donne son fou­lard pour pan­ser ses plaies. Autant de nou­velles, autant d’images d’un Nigéria déchi­ré entre tra­di­tions du pas­sé, trau­ma­tismes his­to­ri­co-poli­tiques et repré­sen­ta­tions exo­ti­ci­sées et alié­nantes. Un recueil riche, com­plexe et bou­le­ver­sant ; une écri­ture élé­gante, intense et tou­jours tendre. [L.V.]

Éditions Gallimard, 2013

Le Théâtre et son double, d’Antonin Artaud

cx2Artaud était fou. Lui qui esti­mait, pour­tant, que « les chefs-d’œuvre du pas­sé sont bons pour le pas­sé » est loin de méri­ter d’être enter­ré. Artaud était fou et, à ce titre, sa pen­sée por­tée sur l’être humain — l’une des plus pré­cise, orga­nique, chi­rur­gi­cale — a de quoi nour­rir plus d’un siècle. « Avant d’en reve­nir à la culture, je consi­dère que le monde a faim, et qu’il ne se sou­cie pas de la culture. » Artaud était fou, de ces fous beau­coup trop lucides, sur­réa­liste sans le Surréalisme, indien sans le Mexique ; il écri­vait le pied dans la tombe et constam­ment cou­pé en trois : cher­chant à connec­ter l’esprit au corps, le corps au sen­sible. Un fil élec­trique cher­chant sa prise. « Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pour­vu que nous ne nous conten­tions pas de demeu­rer de simples organes d’enregistrement. » Artaud était fou mais, en 1938, on est aux portes de la guerre quand sort Le Théâtre et son double. Fou, qui ne l’était pas ? L’homme du « Théâtre de la Cruauté » (ce théâtre comme expres­sion du corps « renon­çant à l’homme psy­cho­lo­gique, au carac­tère et aux sen­ti­ments bien tran­chés » qui s’adresse « à l’homme total, et non à l’homme social, sou­mis aux lois et défor­mé par les reli­gions et les pré­ceptes ») avait pour allié les mots : seule matière que l’écrivain sut cana­li­ser tan­dis que le reste ne lui obéis­sait plus. Son corps s’assécha comme un fruit sec et son esprit se fer­ma peu à peu au monde qui l’entourait — mais tout cela, il le docu­men­ta. Jusqu’à ce qu’on l’enferme à triple tour dans un hôpi­tal, il tint un fil, lucide, qui per­met­tait au lec­teur patient de s’enfoncer dans des dimen­sions de l’esprit humain qu’on ne tou­chait jusqu’alors que par les drogues. Artaud en fit du ciné­ma, du théâtre, des livres, de la radio. Le Théâtre et son Double, com­pi­la­tion de confé­rences et d’écrits dont le théâtre est le pré­texte, ins­pi­ra bien des géné­ra­tions de met­teurs en scène et de théo­ri­ciens. Mais l’ouvrage peut tout à fait se lire en enten­dant « théâtre » comme allé­go­rie de « l’art », « public » comme « bour­geoi­sie » et « foule » comme ava­tar du peuple. En scène. Artaud, en par­lant du théâtre, nous parle magis­tra­le­ment de l’humain, nous parle de l’art bour­geois cor­se­té dans ses gran­deurs pas­sées et dans sa verve acide — non, Artaud n’é­tait pas fou ! Il nous dit beau­coup de la place et de la réso­nance des Arts — quels qu’ils soient. « Et dans l’homme il fera entrer non seule­ment le rec­to mais aus­si le ver­so de l’es­prit ; la réa­li­té de l’i­ma­gi­na­tion et des rêves y appa­raî­tra de plain-pied avec la vie[…] Nous deman­de­rons à la mise en scène et non au texte le soin de maté­ria­li­ser et sur­tout d’ac­tua­li­ser ces vieux conflits, c’est à dire que ces thèmes seront trans­por­tés direc­te­ment sur le théâtre et maté­ria­li­sés en mou­ve­ments, en expres­sions, et en gestes avant d’être cou­lés dans les mots. » [M.M.]

Éditions Folio, 1985

 Être ici est une splen­deur — Vie de Paula M. Becker, de Marie Darrieussecq 

cx4« Un seul but occupe mes pen­sées, consciem­ment et incons­ciem­ment. » « Oh, peindre, peindre, peindre ! » Telle était l’obsession de Paula Modersohn-Becker, peindre, trou­ver sa voie, deve­nir quelqu’un : ni Becker du nom de son père, ni Modersohn du nom de son mari, mais elle-même. « Je suis, Moi » disait-elle. « Et j’espère deve­nir Moi de plus en plus. » Hélas, celle qui avait un temps quit­té le foyer domes­tique pour pou­voir se consa­crer à sa pein­ture est morte à trente-et-un ans, au moment où elle com­men­çait à prendre son envol, lais­sant der­rière elle un bébé de dix-huit jours, un mil­lier d’œuvres réa­li­sées en une dou­zaine d’années et toute une vie d’ambitions artis­tiques. « Schade ! [dom­mage] » aurait été son der­nier mot. Paula Modersohn-Becker, si elle n’est pas incon­nue en Allemagne, a long­temps été igno­rée en France, pour­tant son pays d’adoption artis­tique, le pays de Cézanne, de la liber­té, des pre­miers cours de nus et d’anatomie ouverts aux femmes. En avril 2016, le Musée d’Art moderne de la ville de Paris a pré­sen­té la pre­mière expo­si­tion fran­çaise consa­crée à la peintre. Marie Darrieusecq, col­la­bo­ra­trice de l’exposition, a écrit sa bio­gra­phie, Être ici est une splen­deur. Mais Darrieussecq fait bien plus que racon­ter la brève vie de Paula Modersohn-Becker. À tra­vers Paula M. Becker, nous décou­vrons la sculp­trice, elle aus­si oubliée, Clara Westhoff, Rainer Maria Rilke, le poète (mari de Clara), Otto Modersohn, peintre recon­nu (mari de Paula), et, à tra­vers ces couples d’artistes, la dif­fi­cul­té pour les femmes de conci­lier vie domes­tique et ambi­tion artis­tique. Ainsi Paula a dû, sous les ins­tances de sa famille, arrê­ter quelque temps la pein­ture pour prendre des cours de cui­sine avant de se marier. Ainsi Otto, même s’il recon­naît le talent de sa femme, déplore que les ambi­tions de sa « cama­rade » entravent ses devoirs d’épouse. Mais la quête de Paula Modersohn-Becker, c’est aus­si celle de Marie Darrieussecq qui, après avoir cher­ché à écrire une mater­ni­té loin des cli­chés mas­cu­lins (Le bébé), a été fas­ci­née par un tableau de Paula repré­sen­tant une mère allon­gée endor­mie avec son enfant. « Ni miè­vre­rie, ni sain­te­té, ni éro­tisme : une autre volup­té. Immense. Une grande force. » Une nou­veau­té que l’on retrouve dans les nus fémi­nins de Paula Modersohn-Becker, la pre­mière femme peintre à se peindre nue et enceinte, des tableaux où les femmes sont « enfin nues : dénu­dées du regard mas­cu­lin. Des femmes qui ne posent pas devant un homme, qui ne sont pas vues par le désir, la frus­tra­tion, la pos­ses­si­vi­té, la domi­na­tion, la contra­rié­té des hommes. » Être ici est une splen­deur est plus que la vie de Paula Modersohn-Becker, c’est une décla­ra­tion d’amour d’une écri­vaine à une peintre, c’est l’écriture d’une quête com­mune, qui alterne entre faits, regards et com­men­taires sur les tableaux de Paula Modersohn, sur ses pho­tos, cita­tions de son jour­nal intime, de celui de son mari, des poèmes de Celan et de Rilke. Un hom­mage qui est aus­si une invi­ta­tion : « Elle est ici, Paula, avec ses tableaux. Nous allons la voir. » [L.V.]

Éditions P.O.L., 2016

Le Monde du bout du monde, de Luis Sepulveda

cx5Ce n’est pas seule­ment l’his­toire d’un ado­les­cent par­ti à l’aventure sur un balei­nier après la lec­ture pas­sion­née de Moby Dick. Ce n’est pas non plus, bana­le­ment, un polar éco­lo­giste, où cet ado­les­cent, deve­nu jour­na­liste, ins­tal­lé à Hambourg et proche de Greenpeace, part à la recherche d’un balei­nier nip­pon mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru. Dans cet ouvrage, l’écrivain chi­lien contraint à l’exil renoue avec une terre qui a lais­sé une marque pro­fonde dans son esprit, et sur laquelle il retourne pour mener une enquête éton­nante. Ce livre est donc une ode à ce « bout du monde » qu’est l’extrême sud du conti­nent sud-amé­ri­cain, la Patagonie et la Terre de Feu avec ses nom­breuses îles, et à ses habi­tants de tou­jours, les Indiens Ona et les baleines. Mais il est éga­le­ment une cri­tique viru­lente de l’homme moderne, avide d’espaces pré­ten­du­ment « vierges » tant qu’il ne les a pas façon­nés et exploi­tés par ses machines. Avide éga­le­ment d’espèces ani­males, qu’il ne consi­dère que selon leur valeur mar­chande, négli­geant ain­si leur valeur véri­table et les ter­ribles consé­quences de leur extinc­tion. L’appétit insa­tiable de cet homme nou­veau, qui dévore l’espace et englou­tit les peuples mil­lé­naires au nom du pro­fit, qui ignore la magie de la mer et le lan­gage de ses habi­tants, y est décrit avec une luci­di­té qui se refuse pour­tant au pes­si­misme : il y aura tou­jours des hommes et des femmes, des marins et des jour­na­listes, suf­fi­sam­ment cou­ra­geux pour dénon­cer les excès de l’industrie humaine, pour com­prendre la mer et les ani­maux qu’elle abrite. Il y aura tou­jours des livres, pour faire entendre le témoi­gnage de ces gens rares qui ont com­pris, dans des ter­ri­toires hos­tiles et recu­lés, ce qu’impliquait une rela­tion juste avec l’environnement. « Le monde du bout du monde » fait par­tie de ceux-là. [J.B.D.]

Éditions Métaillé, 1993 (tra­duc­tion François Maspero)

L’Homme révol­té, d’Albert Camus

cx6 « Pour ma part, je n’aurais pas écrit L’Homme révol­té si, dans les années 1940, je ne m’étais trou­vé en face d’hommes dont je ne pou­vais m’expliquer le sys­tème et dont je ne com­pre­nais pas les actes. Pour dire les choses briè­ve­ment, je ne com­pre­nais pas que des hommes puissent en tor­tu­rer d’autres sans ces­ser de les regar­der. Certainement, j’avais lu et enten­du le récit de crimes sem­blables. Ils m’apparaissaient, mal­gré tout, comme des per­for­mances un peu excep­tion­nelles qui pou­vaient s’expliquer par la fureur ou la démence d’une brute. Mais pen­dant les années 1940, ces his­toires, là où je vivais, étaient notre pain quo­ti­dien, et j’apprenais que le crime pou­vait aus­si se rai­son­ner, faire une puis­sance de son sys­tème, répandre ses cohortes sur le monde, vaincre enfin, et régner. Que faire d’autre alors sinon lut­ter pour empê­cher ce règne ? » Par ces quelques mots, Camus revient sur son essai publié à la fin de l’année 1951 et fait face à la cri­tique qui s’abat sur lui de tous les côtés — une « Défense de L’Homme révol­té » qui ne sera jamais ren­due publique. Car l’ouvrage n’est pas seule­ment le livre polé­mique qu’ont vou­lu en faire cer­tains de ses contem­po­rains, lors­qu’ils se foca­li­sèrent sur ce qui en consti­tue le cœur : une sorte d’histoire de l’idée de révolte depuis le XVIIIe siècle. Autour de ce che­mi­ne­ment his­to­rique par­fois confus — bien que bien mieux docu­men­té que n’a vou­lu le faire croire Jean-Paul Sartre, en accu­sant Camus de lire les œuvres en ques­tion en « seconde main » —, on trouve sur­tout un for­mi­dable mani­feste d’une révolte pos­sible fon­dée sur un déno­mi­na­teur com­mun des êtres humains : la soli­da­ri­té. À par­tir de cette nou­velle grille de lec­ture, on découvre ou redé­couvre ce livre sous un jour nou­veau, ren­voyant dos-à-dos les deux blocs qui s’affrontaient alors, abor­dant fron­ta­le­ment la ques­tion de la vio­lence poli­tique, posant celle de la durée de la révo­lu­tion et de la légi­ti­mi­té des révo­lu­tion­naires. Autant de ques­tions que peu d’intellectuels osaient poser hier et ose­raient poser aujourd’hui. [R.L]

Éditions Gallimard, 1985

Illettré, de Cécile Ladjali

cx7Baigné dans un océan de lettres, de mots, de phrases, Léo, jeune homme de vingt ans, n’arrive pour­tant plus à les déchif­frer depuis qu’il a quit­té l’école sept ans plus tôt. Abandonné par ses parents pour des rai­sons qui lui sont obs­cures, il a été éle­vé par une grand-mère anal­pha­bète qui l’a peut-être tenu éloi­gné de l’univers des lettres afin de le gar­der plus proche de lui. Aujourd’hui, son quo­ti­dien se résume à peu de choses : la cité Gagarine de la Porte de Saint-Ouen, le tra­vail à l’imprimerie, les rêve­ries aus­si, par­fois. Mais tout semble bas­cu­ler avec la ren­contre de Sybille, sa jeune voi­sine, infir­mière et mère d’une petite fille. Toutes deux tombent sous le charme du jeune homme mal­adroit, avec les mots comme en amour, tan­dis que ce der­nier a besoin de soins après s’être bles­sé à l’usine. N’est-ce pas là l’occasion de renouer avec le lan­gage en même temps qu’avec la ten­dresse, de retrou­ver la voix, d’éclaircir un peu son hori­zon ? Voilà le voyage que nous pro­pose Cécile Ladjali dans un monde qu’elle connaît bien, celui des lettres et des dif­fi­cul­tés pour y accé­der, celui du lan­gage que cha­cun maî­trise à sa façon, celui de la Seine-Saint-Denis aus­si — elle y a été ensei­gnante durant quelque temps. L’écrivaine parle elle-même de ce livre comme d’un pen­dant roma­nesque aux nom­breux essais qu’elle a, jusque là, consa­crés à la ques­tion du lan­gage (comme Mauvaise langue, Éloge de la trans­mis­sion ou encore Ma biblio­thèque). « La fic­tion prend le cœur pour cible et cette fois c’est lui que je visais. Je vou­lais dire l’essentiel avec les 24 mots de Léo, à savoir qu’il n’y a pas de salut pos­sible en dehors du lan­gage maî­tri­sé. » Une manière de don­ner la parole à ceux qui ne l’ont pas et l’ont de moins en moins de nos jours, noyés dans un flot de com­mu­ni­ca­tions creuses. Redire l’importance des mots pour ceux qui les maî­trisent comme pour ceux qui ont oublié ou n’ont jamais appris. [R.L]

Éditions Actes Sud, 2016

 Exercices de sur­vie, de Jorge Semprún

cx8Il naquit quand mou­rut Pancho Villa et mou­rut quand dis­pa­rut Kadhafi. Entre ces deux moments — près de quatre-vingt-dix ans, tout de même — il y eut une vie et ce qui fait que la sienne ne fut pas tota­le­ment celle d’un autre : la tor­ture. Ce petit texte auto­bio­gra­phique a paru post­hume et inache­vé ; la mala­die fau­cha le natif de Madrid avant qu’il ne pût déci­der d’un point final. Il fal­lut donc, un jour, se battre contre l’oc­cu­pa­tion alle­mande et faire sau­ter des trains char­gés de muni­tions : cha­cun savait, d’un savoir du cer­veau, le sort que l’en­ne­mi, fran­çais ou ger­ma­nique, lui réser­vait, savait la liste des sévices atten­dus, car annon­cés, des sévices grim­pant cres­cen­do au regard du cran d’un corps que l’on contraint à par­ler. Mais cela res­tait « abs­trait », écrit Semprún, tant la tor­ture demeure « impré­vi­sible, impré­dic­tible, dans ses effets, ses ravages, ses consé­quences sur l’i­den­ti­té cor­po­relle ». Il avait vingt ans, la foi com­mu­niste, un flingue sur lui et allait apprendre, arrê­té dans l’Yonne par la Gestapo, « la réa­li­té de [s]on corps ». L’auteur fait les comptes au soir de sa vie : il est une fécon­di­té de la tor­ture, « une his­toire com­mune à pro­lon­ger, à recons­truire, à inven­ter sans cesse ». Le je détruit s’ac­croche au nous qui l’a construit et pose­ra les pierres futures. La tor­ture est l’a­mer nom de la fra­ter­ni­té, pour­suit-il ; elle soude, par-delà la soli­tude de qui l’on cogne, fait com­mu­nau­té et détache à jamais du lot des exis­tences épar­gnées. Sous les coups, le silence oppo­sé s’a­voue « riche de toutes les voix, toutes les vie qu’il pro­tège » ; sous les coups, note-t-il encore, les liens se mul­ti­plient, racines et rami­fi­ca­tions — chaque heure arra­chée aux bour­reaux (des « pauvres types ») est à ses yeux confir­ma­tion qu’il est au monde. Semprún fut ensuite dépor­té à Buchenwald, libé­ré par les troupes amé­ri­caines, mili­tant clan­des­tin du Parti com­mu­niste espa­gnol sous — c’est-à-dire contre — Franco, exclu dudit Parti puis ministre de la Culture en Espagne à la fin des années 1980 : un tes­ta­ment qui ouvre plus qu’il ne clôt, invi­tant à trom­per le temps en le remon­tant ; entendre une œuvre. [E.C.]

Éditions Gallimard, 2012

 Bêtes des tran­chées — Des vécus oubliés, d’Éric Baratay

Pourquoi nos tristes bilans n’in­cluent-ils pas les ani­maux tom­bés au com­bat ? Nous croyons avoir tout dit, ou presque, de la Première Guerre mon­diale — ses tran­chées, sa boue, ses poi­lus, ses cabi­nets minis­té­riels, son archi­duc héri­tier de quelque Empire, Jaurès et l’Alsace-Lorraine entre deux feux — mais igno­rons tout, ou presque, des mil­lions de morts non-humains dont nous sommes, pour­tant, les pre­miers res­pon­sables. Dommageable amné­sie. L’auteur, pro­fes­seur d’his­toire contem­po­raine, s’empare du silence col­lec­tif pour en faire un ouvrage : che­vaux, chiens, pigeons, vaches et ânes sont les pro­ta­go­nistes, braves ou piteux mar­tyrs, de ces deux cents pages. Autant de vies, de des­tins, de per­son­na­li­tés empor­tés aux côtés des sol­dats. Baratay pro­pose ici, heu­reuse audace, un « élar­gis­se­ment de la notion d’his­toire » : nos grands récits goûtent les miroirs ; dates et fron­tons, com­mé­mo­ra­tions et clai­rons, oui, mais sans égard pour qui n’a pas l’al­pha­bet pour com­plé­ter nos tableaux natio­naux. Ces bêtes por­tèrent muni­tions et mes­sages, cher­chèrent les bles­sés, tirèrent mitrailleuses et obus ; elles furent mobi­li­sées, recru­tées, tra­quées, dres­sées, gazées, abat­tues, affa­mées ; elles souf­frirent autant que les hommes armés qui les aimèrent, par­fois du fin fond du cœur, ou les tinrent pour moins qu’eux, c’est-à-dire si peu, voire rien du tout. Des pages dont on peine à ima­gi­ner le tra­vail qu’il fal­lut pour les écrire : pré­cises, minu­tieuses, riches en sources, d’une belle empa­thie qui ne sacri­fie rien à la rigueur his­to­rique. Certaines arrachent un fris­son, d’autres un sou­rire — la guerre, en somme, dans son aber­ra­tion, sa folie et ses élans géné­reux que la paix d’or­di­naire contient. « Pauvre bête, dit un sol­dat, Maurice de son pré­nom, tu res­sembles à tes frères les hommes de la tran­chée ! » Un grand livre puis­qu’il sup­pose une rup­ture : on ne peut plus, refer­mé, racon­ter cette guerre — et les autres — sans l’un de ses prin­ci­paux acteurs. [E.C.]

Éditions CNRS, 2013


Photographie de ban­nière : Robert Frank (U.S.A., b. Switzerland, 1924), Detroit, 1955.


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REBONDS

Cartouches 12, juillet 2016
Cartouches 11, juin 2016
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Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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