Carnet de Birmanie : les Rohingya oubliés


« Le gou­ver­ne­ment de Birmanie doit immé­dia­te­ment mettre un terme à ces graves vio­la­tions des droits de l’Homme contre son peuple, au lieu de conti­nuer à nier qu’elles se sont pro­duites, et accep­ter la res­pon­sa­bi­li­té de garan­tir que les vic­times aient accès à la jus­tice, à des répa­ra­tions et à être en sécu­ri­té », a décla­ré la semaine pas­sée le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. En novembre 2016, l’ONU avait même fait état d’un « net­toyage eth­nique ». La Birmanie compte 88 % de boud­dhistes et plus d’une cen­taine de mino­ri­tés eth­niques et cultu­relles — les Rohingya, de confes­sion musul­mane, ne sont tou­te­fois pas recon­nus comme bir­mans par les auto­ri­tés natio­nales : 800 000 per­sonnes se voient tenues pour apa­trides depuis le début des années 1980. Le rap­peur havrais Médine s’est ren­du sur place, aux côtés du col­lec­tif HAMEB (Halte au mas­sacre en Birmanie) : il sort aujourd’­hui le clip de son mor­ceau en hom­mage aux Rohingya, « Enfant du des­tin : Nour » ; nous publions quant à nous ses notes de voyage.  Par Médine


Paris. Hasard du calen­drier : c’est la Journée inter­na­tio­nale des droits de l’Homme. Le bus contient des voya­geurs de tout type : mama séné­ga­laise emmi­tou­flée dans un pagne en wax et dou­doune en poly­es­ter, ras­ta blanche aux rajouts de mèches blondes qui contrastent sur les rou­geurs de son visage cau­sées par le froid… C’est ma pre­mière dans les bus Macron, dont tout le monde vante les mérites comme l’ou­ver­ture du nou­veau res­to bran­chouille. Je m’en­dors très rapi­de­ment, ber­cé par le relief nor­mand. Je me sou­viens m’être deman­dé ce que les gens pen­se­raient de tout ça, de ce mor­ceau, de ce voyage et de son but. Après deux escales, une à La Défense et l’autre à Porte Maillot, le bus me largue dans l’un des nom­breux par­kings de l’aé­ro­port Charles de Gaulle. J’attrape la navette qui m’emmène au Terminal 2 — j’ai réser­vé une nuit non loin de l’aé­ro­port, une mau­vaise habi­tude qui me coûte cher la nui­tée mais m’as­sure d’être à l’heure pour les for­ma­li­tés d’embarquement très tôt le matin. Chambre 204, vue sur par­king embru­mé avec musique lounge en fond sonore. J’écoute plu­sieurs fois la maquette du mor­ceau « Enfant du des­tin : Nour » avant de me rendre compte qu’il s’a­git d’une ver­sion en chan­tier et que la défi­ni­tive se trouve dans l’un des nom­breux mails envoyés plus tôt dans la semaine par Proof, mon beat­ma­ker. Je com­mence mon immer­sion dans l’ac­tuel Myanmar [autre nom de la Birmanie, ndlr]. J’ouvre plu­sieurs fenêtres sur l’é­cran de l’or­di­na­teur — articles de presse ou pho­tos — avant de ter­mi­ner ma soi­rée devant les Simpson afin de me ven­ti­ler l’es­prit. Deux épi­sodes mons­trueux : l’un où Moe, le patron de bar, devient poète et l’autre où Homer s’en­gage dans l’ar­mée US. Réveil pro­gram­mé à 6h30.

« Les robes orange safran des moines se mêlent à celles des femmes bonzes, qui portent l’ha­bit reli­gieux rose pâle en s’a­bri­tant sous leur para­pluie en osier. »

Rangoun. Une jour­née qui a cer­tai­ne­ment duré qua­rante-huit heures. Cinq fuseaux horaires plus loin vers l’est, à contre­sens de la course du soleil. Les sou­ve­nirs sont brouillés par la quan­ti­té d’i­mages non clas­sées dans la base de don­nées qui me sert de mémoire. En vous épar­gnant le rituel des che­cking aéro­por­tuaires en tout genre, je reviens sur l’événement phare de mon voyage : le retard. En tout, près de quatre heures — non pas au départ mais à l’ar­ri­vée, à cause d’une mau­vaise visi­bi­li­té (selon la voix satu­rée qui sort des haut-par­leurs de l’a­vion). Après avoir ten­té une pre­mière approche sur le tar­mac de Rangoun, le pilote remet­tra les gaz pour reprendre de l’al­ti­tude au-des­sus des nuages rosis par le soleil nais­sant. À l’ar­ri­vée, face aux ersatz de pagodes ser­vant d’en­trée au ter­mi­nal, quelques car­casses d’a­vions hors d’u­sage plantent le décor. Un check­point — moins cor­sé que ce que j’a­vais ima­gi­né — m’ac­cueille. Les uni­formes du per­son­nel d’aé­ro­port ne sont tout de même pas sans rap­pe­ler que l’ar­mée reste omni­pré­sente. Les jeunes femmes arborent une tenue à peine démi­li­ta­ri­sée — coquet­te­rie étrange : des chaus­settes por­tées à hau­teur de mol­lets, four­rées dans une paire de mocas­sins à talons sombres. J’ai seule­ment hâte, alors, de sen­tir la caresse (ou la mor­sure) du soleil sur mon visage. Dernier rem­part : le rayon X qui scanne les bagages sans grand contrôle. Je saute dans le pre­mier taxi ; il arbore sur son rétro­vi­seur le por­trait du moine Wirathu, popu­laire pour ses posi­tions extrêmes concer­nant la mino­ri­té musul­mane des Rohingya. Il est même sur­nom­mé par cer­tains médias occi­den­taux le « Ben Laden boud­dhiste ». Toujours est-il que le chauf­feur s’am­biance sur « Say Say Say » de Michael Jackson et Paul McCartney, me met­tant en totale sécu­ri­té audi­tive. La musique triomphe encore là où les idées s’affrontent.

Yangon. Malgré mes yeux fati­gués, je ne manque rien du spec­tacle qu’offre Yangon. Une ville que je ne connais qu’à tra­vers la vision que Sylvester Stallone m’en don­na dans le der­nier volet de la saga Rambo. Une ville que je croyais être la capi­tale jus­qu’à ma venue ici : elle n’est en fait que capi­tale éco­no­mique. La ville de la nobe­li­sée Aung San Suu Kyi est aus­si colo­rée que les sarong de cette der­nière. Les robes orange safran des moines se mêlent à celles des femmes bonzes, qui portent l’ha­bit reli­gieux rose pâle en s’a­bri­tant sous leur para­pluie en osier. De nom­breux stands jalonnent la route jus­qu’à l’hôtel où nous logeons — fleu­ristes, potiers, fabri­cants de sta­tue et for­ge­rons défilent devant nous… Notre hôtel est situé face à une barre d’im­meuble dont la pierre est recou­verte de traces de gaz d’é­chap­pe­ment et autres dépôts de pol­lu­tion, lui don­nant quelque aspect gri­sâtre très ancien. On pour­rait même croire qu’il s’a­git là d’in­fra­struc­tures clas­sées au patri­moine mon­dial tant la vétus­té des lieux laisse croire à une archi­tec­ture d’un autre siècle. Le moindre cen­ti­mètre car­ré au pied des immeubles est exploi­té par les res­tau­ra­teurs de street food. Grillades sur char­bon de bois, breu­vages de fruits locaux, fri­tures en tout genre… Je rejoins la pagode prin­ci­pale du quar­tier, gar­dée par deux gigan­tesques sta­tues : sans doute des ani­maux chi­mé­riques de la tra­di­tion boud­dhiste. La pagode Shwedagon est le centre névral­gique de l’en­droit où je loge : tout semble mener à elle. Le toit-ter­rasse de l’hôtel en a fait son attrac­tion prin­ci­pale en offrant de jour comme de nuit une ligne d’ho­ri­zon coif­fée d’un dôme d’é­tin­ce­lantes dorures. C’est ici que je ren­contre Ali, du col­lec­tif HAMEB, de Belgique — il nous a pré­cé­dés d’un jour pour mieux pré­pa­rer l’o­pé­ra­tion huma­ni­taire. Un qua­dra­gé­naire immense à l’ac­cent bel­go-maro­cain : la sta­ture sait mettre en confiance pour ce type de voyages dit « à risques ». Ali connaît très bien le ter­rain ; il est déjà venu quatre fois en Birmanie. C’est le qua­trième Belge avec qui je pars en séjour cette année ; quatre expé­riences dif­fé­rentes mais qui se confirment entre elles : la qua­li­té humaine des souffre-dou­leurs de nos blagues potaches reste excep­tion­nelle ! La pre­mière mau­vaise nou­velle tombe en fin de jour­née. Moussa ne nous rejoin­dra pas à Rangoon car son vol domes­tique tar­dif lui a fait lou­per son vol inter­na­tio­nal. Il est au Bangladesh, pays où il fut empri­son­né durant 7 mois pour « acti­vi­tés sus­pectes ». On se retrou­ve­ra cer­tai­ne­ment à Sittwe dans quelques jours. Inch’Allah !

Crédit : Florin de France et Cheez NAN

Sittwe. Embarquement sur le tar­mac bouillon­nant qui embrume l’ho­ri­zon, à bord d’un appa­reil à la car­lingue pous­sié­reuse et aux hélices émous­sées. Ce vol domes­tique nous trans­porte vers l’État d’Arakan. Cette fois, deux héli­co­ptères vert-camou­flage sont sta­tion­nés devant l’u­nique salle d’at­tente qui fait office de ter­mi­nal. Ils semblent escor­ter un avion avec un char­ge­ment impor­tant de hauts fonc­tion­naires. Les abords de Sittwe Airport sont gar­dés par de jeunes mili­taires en uni­formes hété­ro­gènes : casque pourpre, veste sable et treillis aux cou­leurs de la flore locale. Seule l’arme de com­bat est com­mune à tous et rap­pelle sèche­ment le contexte dès notre atter­ris­sage. Dans la salle admi­nis­tra­tive au mobi­lier ergo­no­mique, les voya­geurs doivent repé­rer leurs bagages dans les cha­riots qui servent de tapis rou­lant. Une pan­carte bleue élec­trique au let­trage blanc annonce les zones acces­sibles sans auto­ri­sa­tion et celles où celle-ci s’a­vère indis­pen­sable dans l’État Rakhine. Le pas­sage à la police aux fron­tières se fait au final sans trop de stress. Les taxis-brousse se bous­culent en voyant la bande d’Européens que nous sommes : ici, on mar­chande en mil­liers de kyat — cette mon­naie qui fait de toi un demi-mil­lion­naire avec l’é­qui­valent de 500 euros. À l’ar­rière du taxi, nous rejoi­gnons les deux artères prin­ci­pales de Sittwe. Un rond point affiche en son centre une sta­tue (hom­mage ou pro­pa­gande ?) d’ou­vriers tra­vaillant le bam­bou et louant la valeur du tra­vail. Le concert sonore de la ville alterne entre réci­ta­tion reli­gieuse, musique pop de karao­ké et klaxons criards — sans code de la route appa­rent, l’a­ver­tis­seur sonore des deux et quatre roues sert vrai­sem­bla­ble­ment de cli­gno­tant. Dans l’as­sour­dis­sante com­pé­ti­tion des déci­bels entre méga­lo­poles, Paris semble être à côté un oisillon qui n’a pas encore mué.

« Notre gars bouffe les mots comme un gitan sor­ti d’un film de Guy Ritchie avec la voix de Tchéky Karyo. »

Être jus­te­ment réveillé par les klaxons… Je com­prends mieux pour­quoi la pri­va­tion de som­meil par le son est une tor­ture inter­dite par les Conventions de Genève ! À Rangoun, nous avions pris un repas digne de ce nom en pré­vi­sion d’un régime dra­co­nien for­cé sur Sittwe. Une pré­dic­tion vite démen­tie dès le pre­mier break­fast chez RV : une sorte de bras­se­rie ouverte du matin au soir, à la devan­ture rouge, style diner à l’étasunienne. Déjeuner à base de riz frit, fruits de mer, piments frais, toasts et jus de fruits pres­sés. Chaque titre de musique joué est un remix local d’un grand clas­sique de la pop inter­na­tio­nale : Mariah Carey, Michael Jackson, Scorpions… Et même un mor­ceau du Roi Lion. Notre chauf­feur, le temps du séjour, nous est pré­sen­té : un cer­tain « Baw Baw » (pro­non­cer « Bobo »). Un jeune d’à peine trente ans. Dents rou­gies par le bétel (tabac bir­man à chi­quer), che­veux coif­fés en bataille. Son visage, recou­vert de poudre de tha­na­kha (cos­mé­tique local), donne l’im­pres­sion d’a­voir été plon­gé dans une crème pâtis­sière qui aurait séché. Il porte une ciga­rette élec­tro­nique autour du cou tel un bijou pré­cieux. Il semble être bègue, à entendre sa dic­tion — j’ai de l’empathie pour lui, moi qui, enfant, ai souf­fert du même trouble de la parole. Notre gars bouffe les mots comme un gitan sor­ti d’un film de Guy Ritchie avec la voix de Tchéky Karyo. Il conserve en fait un liquide pourpre sous sa langue : une mix­ture qui le rend eupho­rique et lui confère cette curieuse façon de tchatcher.

Ce débrouillard com­mence toutes ses phrases comme Columbo dans sa ver­sion ori­gi­nale : « My wife, she says… ». Baw Baw est cen­sé nous aider à pas­ser les check­points et nous ame­ner jus­qu’au camp de dépla­cés. Jusqu’aux Rohingya. Première ten­ta­tive : nous allons direc­te­ment au bar­rage — le pre­mier s’ouvre sans trop de dif­fi­cul­tés grâce à un billet bleu de 10 000 kyatt, soit 8 euros. Il en reste encore deux. Le second se mon­tre­ra moins docile et nous enver­ra qué­rir une auto­ri­sa­tion de pas­sage au bureau de l’im­mi­gra­tion. Nous rebrous­sons che­min jusque dans le centre ville ; l’at­tente se fait dans le van Toyota de notre conduc­teur qui, lui, s’emploie avec Nordine — le pré­sident de l’ONG HAMEB — à récu­pé­rer une auto­ri­sa­tion à coup de grais­sage de pattes… Le sport natio­nal. Commence le balai inter­mi­nable de l’ad­mi­nis­tra­tion. Nos appren­tis cor­rup­teurs au pays du bak­chich reviennent bre­douilles ; les camps, ça ne sera pas pour aujourd’­hui ! Plan B : pas­ser par une orga­ni­sa­tion locale qui nous per­met­tra d’ob­te­nir le sésame en contre­par­tie d’un pour­cen­tage pré­le­vé sur les dons. Autant vous dire que c’est un déchi­re­ment pour les huma­ni­taires d’HAMEB, qui mettent un point d’hon­neur à conser­ver intacts les dons, sans même y pré­le­ver le bud­get de fonc­tion­ne­ment ni le finan­ce­ment logis­tique à même d’a­che­mi­ner les sommes offertes par les dona­teurs. Mais l’ur­gence néces­site de réagir, au risque de perdre inté­gra­le­ment les béné­fices du séjour. D’autant plus que Baw Baw vient de rece­voir la visite de la police dans son foyer ; il eut à rendre des comptes quant aux ten­ta­tives de sou­doie­ment de la jour­née : « My wife says me : the cops are wai­ting for me in my home. » Les espoirs de pas­ser les bar­be­lés s’amenuisent.

Crédit : Florin de France et Cheez NAN

Une fois effec­tuées toutes les pho­to­co­pies de nos pas­se­ports, nous nous ren­dons au bureau d’un cer­tain « Caw Caw » (pro­non­cer Coco). Il déblo­que­ra notre situa­tion en tant qu’in­ter­lo­cu­teur pri­vi­lé­gié d’ONG étran­gères dans la région d’Arakan. Et ne man­que­ra pas de ser­mon­ner Nordine : désor­mais, nous sommes sous sa res­pon­sa­bi­li­té ; ten­ter de pas­ser les check­points sans auto­ri­sa­tion ris­que­rait de nous atti­rer de gros sou­cis. Même si je lui suis recon­nais­sant de nous avoir four­ni les accès, je crois sur­tout qu’il s’a­git là d’une tech­nique de repré­sen­tant en alarme de mai­son : lorsque l’on a quelque chose à vendre, on s’ar­range pour pré­ve­nir d’un grand dan­ger inévi­table sans le ser­vice pro­po­sé. D’autant plus que la dimen­sion mili­tante du col­lec­tif HAMEB — dénon­cer les pra­tiques du gou­ver­ne­ment bir­man — semble poser pro­blème ; il fau­drait plu­tôt « s’en tenir aux actions huma­ni­taires ». L’échange avec ce Caw Caw n’en reste pas moins cor­dial et inté­res­sant : sa connais­sance du sujet lui per­met de se mon­trer clair­voyant quant aux solu­tions à mener pour une récon­ci­lia­tion entre Rakhines et Rohingya. Toutes ces dis­cus­sions m’in­ter­rogent sur l’u­ti­li­té d’un futur mor­ceau sur le sujet et me poussent à renou­ve­ler mon inten­tion : être le moins sub­jec­tif pos­sible dans ce contexte encore à vif…

« Depuis les vio­lences du mois der­nier, au cours des­quelles des poli­ciers per­dirent la vie, impos­sible de pas­ser sans autorisation. »

J’espérais pou­voir accé­der au camp aujourd’­hui mais l’au­to­ri­sa­tion nous sera déli­vrée le len­de­main seule­ment. Nous pas­sons donc outre les mises en garde de début de jour­née et contac­tons Zaw Zaw. Ne me deman­dez pas pour­quoi tous les sur­noms du coin ont une double répé­ti­tion syl­la­bique, je ne pour­rais vous répondre (même la ser­veuse du res­tau­rant RV s’ap­pelle Saw Saw). Ledit Zaw Zaw devait consti­tuer le der­nier recours à emprun­ter en rai­son de son appé­tence pour le papier de banque. Contrefaçon de Snapback des Houston Rockets vis­sée sur la tête, frange humide sur son front, lon­gyi (pagne pour homme bir­man) vert, bou­teille à petits car­reaux et chan­dail, visage rond, ventre bedon­nant. Il nous est pré­sen­té comme le gars qui débloque les solu­tions déli­cates. Je vois sur­tout l’in­car­na­tion idéale du second rôle pour ma vidéo. Ah, oui, je ne vous ai pas dit : par­mi la somme d’i­mages col­lec­tées, je compte réa­li­ser un clip pour ma saga « Enfant du des­tin ». Zaw Zaw nous explique que ce n’est plus comme avant, que ce n’est plus comme l’an der­nier, que ce n’est plus comme du temps de notre ami Moussa. Depuis les vio­lences du mois der­nier, au cours des­quelles des poli­ciers per­dirent la vie, impos­sible de pas­ser sans auto­ri­sa­tion. Et encore moins en entrant avec ce qui res­semble de près ou de loin à une camé­ra. Juste avant de nous sépa­rer, Zaw Zaw pro­pose de nous emme­ner dans un vil­lage Rohingya libre d’ac­cès : une pro­po­si­tion ines­pé­rée qui vient à un moment où la patience de l’é­quipe est au plus bas. Nous par­tons, à l’ar­rière du taxi-brousse, pour la cam­pagne birmane.

Dès notre arri­vée, nous atti­rons la curio­si­té des enfants. Une ving­taine nous encercle. Le décor se fond dans la végé­ta­tion. Des mai­sons en bois de bam­bou et feuilles tres­sées s’en­tassent dans un espace grand comme deux ter­rains de foot. Les vieillards ont des barbes d’un dégra­dé de cou­leurs indé­co­dable — même par un nuan­cier. La pau­vre­té trans­pire de chaque visage ; l’œil des moins jeunes ne pétille plus si bien que l’on se dit qu’il n’a jamais pétillé. Le lea­der du vil­lage se pro­pose de nous faire visi­ter mais son entre­prise sera bien­tôt bri­sée par l’ar­ri­vée d’un mili­taire, casque enfon­cé à mi-yeux, uni­forme mal taillé mais calibre bien char­gé. Nous ten­tons une diver­sion en jouant les tou­ristes naïfs venus faire des pho­tos de la faune et la flore locales… L’évacuation est deman­dée tan­dis que des ren­forts à moby­lettes arrivent. Sous escorte jus­qu’à la sor­tie de la zone hau­te­ment contrô­lée, nous nous arrê­tons par hasard devant un caba­non où seul un demi-homme pour­rait ren­trer. À l’in­té­rieur, un groupe de qua­dras qui en paraissent cin­quante, posés comme des Algériens à la ter­rasse d’un café, nous accueillent et nous sen­si­bi­lisent aux condi­tions de vie et à leur situa­tion. Ce sont des Rohingya qui ne vivent pas sous contrôle per­ma­nent, ni dans des camps. Ils ont pu — je ne sais trop com­ment — conser­ver leurs pri­vi­lèges. Sans doute doivent-ils se trou­ver assez éloi­gnés du centre ville pour avoir pu conser­ver leurs habitations…

Crédit : Florin de France et Cheez NAN

La pau­vre­té est la même que dans le vil­lage pré­cé­dent. Le lea­der nous pré­cise qu’ils ont, ici, une forme de « liber­té rela­tive » puisque per­sonne ne sort vrai­ment du vil­lage, sauf néces­si­té. Mais ils sont sur­tout les oubliés des ONG : ni en situa­tion de dépla­ce­ment, ni prio­ri­taires d’un point de vue huma­ni­taire. Un dilemme me tra­verse l’es­prit, le même, cer­tai­ne­ment, que celui de mes com­pa­gnons huma­ni­taires : com­ment sélec­tionne-t-on les béné­fi­ciaires ? n’est-il pas injuste de prio­ri­ser cer­tains au détri­ment d’autres ? Des ques­tions de novice sur le ter­rain, bien sûr. Le HAMEB assume la prio­ri­sa­tion de cer­taines zones mais s’ef­force tout de même de recen­ser plus lar­ge­ment les espaces d’in­ter­ven­tion. Il est clair que ceux qui n’ont pas de quoi culti­ver (car leur culture est confis­quée), ni de quoi tra­vailler (car il leur est inter­dit de cir­cu­ler) doivent béné­fi­cier de l’aide en prio­ri­té. Ça n’est qu’une ques­tion de temps pour les autres. D’ailleurs, grâce à cet arrêt impré­vu, une opé­ra­tion de dis­tri­bu­tion est pla­ni­fiée pour la fin de semaine dans ce vil­lage de Ka Din Pite Chay.

« L’endroit est encer­clé par un camp mili­taire cein­tu­ré de bar­be­lés. L’armée n’y entre pas mais empêche les vil­la­geois d’y sortir. »

Nos auto­ri­sa­tions viennent de rece­voir les bonnes signa­tures. La durée ? Deux opé­ra­tions sur deux jours, sous la res­pon­sa­bi­li­té (entendre : sous escorte dégui­sée) d’une orga­ni­sa­tion locale. L’une dans un vil­lage et l’autre dans un camp. Les deux mots sont dif­fé­rents et ne dési­gnent pas la même situa­tion : le pre­mier consti­tue une vitrine pour l’État Rakhine, qui dirige les ONG vers celui-ci afin de mon­trer qu’il n’y a pas de vio­la­tion de droit (la popu­la­tion reste très pauvre et sou­mise à des contrôles de dépla­ce­ment) ; le second compte des popu­la­tions dépla­cées suite à un évé­ne­ment violent. La ver­sion offi­cielle du gou­ver­ne­ment ? Les Rohingya sont regrou­pés dans ces endroits pour leur sécu­ri­té car des ten­sions inter-eth­niques les exposent à des vio­lences, au contact du reste de la popu­la­tion. En réa­li­té, ils sont une mino­ri­té pri­vée de droits fon­da­men­taux — on ne leur recon­naît pas la natio­na­li­té, ni le droit de tra­vailler, ni le droit à la terre, ni de se marier, ni de cir­cu­ler libre­ment… Notre arri­vée au vil­lage fut pré­cé­dée par un convoi de camions : ils ont déchar­gé les den­rées ali­men­taires lis­tées au préa­lable par les habi­tants eux-mêmes. Ainsi, riz, piment, sel, huile et len­tilles vont être dis­tri­bués à plus de 140 familles, soit envi­ron 500 personnes.

Les familles font la queue devant la cour de la mos­quée, cœur du vil­lage auquel tous les che­mins mènent. Munies de tickets numé­ro­tés, elles signent de leurs empreintes un registre tenu par notre « escorte huma­ni­taire ». Ici, on se ravi­taille comme on entre en garde-à-vue, pha­langes dans l’en­crier bleu. Cela dure­ra des heures. Tout le monde a en tête cette image des colo­nies de four­mis qui, les unes der­rière les autres, ache­minent sucre et autres articles pesant dix fois leur poids jus­qu’à leur four­mi­lière en contour­nant le moindre obs­tacle sans jamais bri­ser la chaîne… Vient le moment de la dis­tri­bu­tion de frian­dises pour les enfants. N’ayant vu les miens depuis plus d’une semaine, je redoute un peu ce moment auquel Ali le Belge semble vou­loir m’i­ni­tier : je retrouve le visage de mon der­nier fils dans celui de chaque enfant de moins de deux ans. J’ai la gorge nouée en les voyant se pres­ser devant moi à la simple vue des sachets mul­ti­co­lores. Avec Ali, nous espé­rions dis­ci­pli­ner cet ins­tant afin d’é­vi­ter les doubles dis­tri­bu­tions pour ne léser aucun enfant — rien à faire, nous sommes tota­le­ment dépas­sés ! Les 120 sucettes dis­pa­raissent en un éclair, dans le cha­hut le plus total. Ce vil­lage n’a­vait pas reçu d’aides depuis le mois de février 2016. Nous le quit­tons aux alen­tours de 15H30. Jusqu’ici, je n’a­vais que peu res­sen­ti la pré­sence mili­taire que j’a­vais pu voir, omni­pré­sente, à l’aéroport — en réa­li­té, l’en­droit est encer­clé par un camp mili­taire cein­tu­ré de bar­be­lés. L’armée n’y entre pas mais empêche les vil­la­geois d’y sortir.

Crédit : Florin de France et Cheez NAN

La veille, j’a­vais insis­té auprès de l’é­quipe pour assis­ter au déchar­ge­ment du convoi qui avait pré­vu de se rendre dans les camps. C’est donc assez tôt que nous pre­nons la route afin de devan­cer les camions devant arri­ver en fin de mati­née. Checkpoint. La pre­mière bar­rière s’ouvre… Nous pour­sui­vons. Pas plus de 200 mètres plus loin, la deuxième se dresse une seconde fois — c’est ici que nous fûmes reca­lés quelques jours aupa­ra­vant. Un poste de police peint en bleu, au milieu d’un che­min de terre. La pous­sière se lève lorsque des roues de véhi­cules l’empruntent. Nous sommes pas­sés ! Nous sommes dans les camps de dépla­cés, les camps d’IDP (Internally dis­pla­ced per­sons — per­sonnes dépla­cées en interne), comme on les appelle. Je remarque que le van pos­sède un toit ouvrant et demande au chauf­feur de l’ou­vrir. La tête dehors, pre­nant quelques images, je porte un masque contre la pous­sière qui s’in­filtre jusque der­rière mes lunettes. L’infrastructure du camp alterne entre mai­sons de for­tune (cer­taines cou­vertes par des bâches de cou­leur) et bun­ga­lows de chan­tier vrai­sem­bla­ble­ment ins­tal­lés par les ONG. Des bara­que­ments sont numé­ro­tés sur tout le che­min à l’aide d’une feuille A4 glis­sée sous une pochette plas­ti­fiée comme celles que l’on uti­lise à l’é­cole. Des caba­nons pour une per­sonne, eux aus­si numé­ro­tés d’un grand chiffre noir ou blanc, sont plan­tés dans chaque arrière-cour. Ce sont des WC sur pilo­tis, don­nant sur des latrines enfouies sous une dalle de béton.

« Prophétie auto-réa­li­sa­trice d’Huntington et théo­rie du Grand rem­pla­ce­ment de Renaud Camus semblent avoir de beaux jours jus­qu’à l’autre bout de la planète ! »

À mesure que l’on s’en­fonce, la cha­leur s’in­ten­si­fie. Peu de coins d’ombre aux alen­tours. Des rails de che­min de fer balafrent l’im­men­si­té du camp sur toute sa lar­geur. Des femmes y marchent coif­fées de para­pluies pour s’om­bra­ger. Nous tra­ver­sons une rue com­mer­çante qui rap­pelle la ville de Daisy Town, dans Lucky Luke. Un objet attire mon atten­tion, une sorte de bal­lon en osier tres­sé avec lequel j’a­vais vu jouer quelques jeunes de façon acro­ba­tique. Un genre de beach vol­ley se jouant seule­ment au pied. Plus tard, j’ap­pren­drai qu’on le nomme cha­ne­lone — ou Cane Ball, à la bri­tan­nique. Cette balle ferait un très bon cadeau pour mes fils Massoud et Ghenghis, res­tés en France chez leurs tantes et grands-parents (j’en pren­drai une sur le retour). Arrivés au camp, un Rohingya pati­bu­laire, vêtu d’un ano­rak coupe-vent rouge, nous accueille. Il trans­pire beau­coup. Son ves­ton lui offre un sta­tut impor­tant dans le dis­trict. Toujours autant d’en­fants — c’est d’ailleurs l’un des pré­ju­gés les plus répan­dus au sujet des Rohingya : ils se repro­dui­raient mas­si­ve­ment dans le but d’is­la­mi­ser le pays. Une sorte de « croi­sade démo­gra­phique » dont l’ab­sur­di­té conduit à la régu­la­tion des nais­sances et des mariages par les auto­ri­tés ara­ka­naises. Prophétie auto-réa­li­sa­trice d’Huntington et théo­rie du Grand rem­pla­ce­ment de Renaud Camus semblent avoir de beaux jours jus­qu’à l’autre bout de la pla­nète ! Ali me dira iro­ni­que­ment : « L’État a peur que les 2 % que consti­tuent les Rohingya deviennent 3 %. » Je fais le tour du camp en quelques enjam­bées. En l’absence de toutes cana­li­sa­tions, l’eau doit être pom­pée à même le sol à l’aide d’un levier, tan­tôt en fer, tan­tôt en bois. Des bat­te­ries d’a­li­men­ta­tion sont rechar­gées par des pan­neaux solaires de dif­fé­rentes tailles. Des bâton­nets, embro­chant des bouses de vaches, allu­me­ront le feu. L’ambiance a un quelque chose de Mad Max, de Waterworld, voire même de Book of Eli — plus encore lorsque l’on entend au loin des bat­te­ments de musique tech­no, dont je n’i­den­ti­fie­rai pas la provenance !

La mos­quée sert à nou­veau de point de ral­lie­ment. Deux camions arrivent. Type bétaillères, trans­por­tant sacs jaunes et blancs. Le cir­cuit four­mi­lier se répète d’un endroit à l’autre. Je tente « une Kouchner » en pre­nant part au déchar­ge­ment. Une com­pé­ti­tion s’ins­talle entre les mules que nous sommes : cer­tains Rohingya portent jus­qu’à trois sacs de 50 kilos sur leur dos. Des grin­ga­lets d’à peine 60 kilos ! Un second sac est ajou­té à mon pre­mier, nous sommes à 100 kilos sur les épaules. Mon orgueil est tou­ché : moi, fils d’en­traî­neur de boxe, frère de pré­vôt fédé­ral spor­tif, je ne peux aug­men­ter ma charge ! Le tra­jet est court, à peine vingt pas. Je trans­pire à grosses gouttes et donne à mon visage l’ef­fet d’être pas­sé sous un bru­mi­sa­teur. Je tiens jus­qu’à la porte de la réserve mais le deuxième sac tombe, rat­tra­pé de jus­tesse par un Rohingya. Les habi­tants s’en­tassent devant la réserve avec leurs cou­pons — et com­mence la dis­tri­bu­tion… Bizarrement, je ne vois plus les enfants ; je sors et en découvre la rai­son : un mar­chand de glaces. À l’aide d’un congé­la­teur mobile, un homme est occu­pé à embro­cher une matière rouge au bout de bâton­net ; les enfants tendent les bras. Je quitte le camp afin de tour­ner ailleurs quelques images.

Crédit : Florin de France et Cheez NAN

Last Day. Afin de fina­li­ser quelques prises de vue, nous quit­tons l’hô­tel à 7H45. Zaw Zaw conduit. Alors que nous pre­nons la route pour la cam­pagne, une foule amas­sée autour d’une arène attire notre atten­tion. D’immenses pan­neaux coupent court à nos inter­ro­ga­tions et annoncent la tenue d’un grand tour­noi de naban, la lutte bir­mane, dis­ci­pline reine dans l’État Rakhine. La foule est com­pacte, mas­quant le ring cen­tral ensa­blé. Je repère un taxi sta­tion­né suf­fi­sam­ment près pour grim­per sur le toit et le trans­for­mer en tri­bune de stade éphé­mère. Voyant mon quin­tal arri­ver près de son véhi­cule, le conduc­teur me fait des signes néga­tifs de la main ; j’a­vais déjà anti­ci­pé cette réac­tion en plon­geant la mienne dans ma poche, pour bran­dir bien haut un billet qui me don­ne­rait accès à cette loge impro­vi­sée. Nous sommes cinq ou six sur un toit grand comme une cabine télé­pho­nique. Pour avoir pra­ti­qué le grap­pling, j’ai quelques notions de lutte, gla­nées au Club de lutte havrais. Je com­prends vite qu’il s’a­git d’un genre de lutte libre : le but est de ren­ver­ser son adver­saire ou de le faire plier genoux. J’envoie un snap à une connais­sance de ma bonne vieille ville du Havre, un cer­tain Samba Diong, cham­pion du monde de lutte dans sa caté­go­rie, à qui j’ai ser­vi de spar­rin-part­ner quelques semaines aupa­ra­vant — j’a­voue avoir été très ten­té de par­ti­ci­per, ayant à l’es­prit l’é­mis­sion d’Arte où des spor­tifs d’autres pays n’ont qu’une semaine pour apprendre une nou­velle dis­ci­pline de com­bat et la mettre en pra­tique à la fin. Mais le tour­nage de mon clip m’y a fait renon­cer : ce sera pour une pro­chaine fois. Celui-ci nous fait d’ailleurs pas­ser de zone urbaine à rurale, comme ce pont sépa­rant le centre-ville de la cam­pagne sous lequel des bateaux d’un autre âge sont amar­rés. C’est sur ce genre d’embarcation que partent les can­di­dats à l’im­mi­gra­tion. Une sorte de cha­lu­tier en bois à la pein­ture écaillée. L’un d’entre eux me rap­pelle ce bateau de Rohingya blo­qué au large durant plu­sieurs semaines, sans vivres, car indé­si­ré par la Thaïlande et la Malaisie.

« Une sorte de cha­lu­tier en bois à la pein­ture écaillée. L’un d’entre eux me rap­pelle ce bateau de Rohingya blo­qué au large durant plu­sieurs semaines. »

Nous sillon­nons la cam­pagne bir­mane, où cha­peaux coniques de culti­va­teurs se mêlent aux seaux des por­teurs de pierres de la nou­velle voi­rie. Un métier pénible qui res­pecte moins les corps des ouvriers que la pari­té puisque de nom­breuses femmes sont en charge des tra­vaux. Tableau inso­lite au beau milieu d’une forêt de pal­miers : un héli­co­ptère de guerre com­plè­te­ment bâché, gar­dé par une demi-dou­zaine de sol­dats lour­de­ment armés. Depuis la remorque de mon taxi-brousse, je dévi­sage les moto­cy­clistes qui tentent de nous dou­bler — les visages de l’État du Rakhine sont pour la plu­part cha­leu­reux, sou­riants avec les étran­gers que nous sommes. Les enfants nous saluent depuis le bord de la route. D’autres res­tent cir­cons­pects. Nous tra­ver­sons un vil­lage ancien­ne­ment rohin­gya, dont cer­taines ruines sub­sistent et laissent devi­ner des affron­te­ments récents. Les Rohingya qui vivaient ici sont désor­mais des « IDP ». Le vil­lage fut repeu­plé et réor­ga­ni­sé : en témoigne la récente route toute asphal­tée. N’importe qui pas­se­rait ici, sans être brie­fé par quel­qu’un du coin, trou­ve­rait l’en­droit pit­to­resque… Dernière déam­bu­la­tion avant le check-out. Nous retour­nons au centre-ville afin de sai­sir l’at­mo­sphère du mar­ché de Sittwe. Perpendiculaire à la digue, il tient sur deux rues prin­ci­pales ; colo­rées par les stands des maraî­chers et autres épi­ciers, cer­taines de ses rues sont pavées par de gros cubes de pierre où les nids de poules consti­tuent la norme. Les cyclo-pousses n’ont tou­te­fois aucun mal à par­cou­rir les voies de long en large. J’emprunte le deux-roues — muni d’une car­riole sur le côté du péda­leur — d’un homme assez âgé, le visage mar­qué. Mon arrière-train d’Afro-Européen aura du mal à s’in­sé­rer dans le « fau­teuil » pas­sa­ger, si bien que je gar­de­rai une jambe ten­due pour que toute la matière s’en­castre cor­rec­te­ment (me confé­rant un aspect faus­se­ment décontracté…).

Le mar­ché se ter­mine sur la digue où l’air salin ne par­vient pas à mas­quer l’o­deur pois­seuse des cen­taines de prises du jour. Une empreinte olfac­tive que rien ne semble pou­voir faire dis­pa­raître. Le vol vers Yangon est retar­dé de trois heures ; ren­dez-vous est don­né à toute l’é­quipe à Sule Pagoda, quar­tier popu­laire de Rangoun, entre pagode boud­dhiste et mos­quée ben­ga­lie. Endroit sym­bo­lique pour scel­ler notre voyage. L’approche des sépa­ra­tions se fait res­sen­tir dans les décla­ra­tions des uns et des autres. La sin­cé­ri­té peut se lire dans les plis­sures aux coins des yeux. On se pro­met de se revoir au plus vite, d’être de la pro­chaine expé­di­tion… Cette jour­née ne se ter­mi­ne­ra que vingt-quatre heures plus tard, à Paris, où les déco­ra­tions de Noël habillent chaque réver­bère depuis les han­gars de Paris-Charles de Gaulle. En par­tant comme obser­va­teur dans un convoi huma­ni­taire, je savais que j’al­lais être confron­té au contraste que le tiers-monde exerce sur nos modèles de socié­té. Mais reve­nir des camps de Rohingya en période de fêtes, c’est ver­ser le conte­nu d’une bouilloire sur un pare-brise ver­gla­cé. En plein rush de la course aux cadeaux où les cha­riots de la grande consom­ma­tion sont bon­dés, je ne pou­vais chas­ser de mon esprit les char­rettes arti­sa­nales à une roue diri­gées par un bâton : l’es­sen­tiel du coffre à jouet rohin­gya. Je crois bien être reve­nu avec encore plus de ques­tions que je n’en avais emme­nées dans ma valise.

Crédit : Florin de France et Cheez NAN


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REBONDS

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Médine

Rappeur, né en 1983. Il s'apprête à sortir son cinquième album studio.

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