Les Cahiers antispécistes : « Derrière les murs des élevages et des abattoirs » 1/2


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Si nous devions réa­li­ser le bon­heur de tous ceux qui portent figure humaine et des­ti­ner à la mort tous nos sem­blables qui portent museau et ne dif­fèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’au­rions cer­tai­ne­ment pas réa­li­sé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aus­si les ani­maux dans mon affec­tion de soli­da­ri­té socia­liste », fit savoir Élisée Reclus, com­mu­nard et géo­graphe. Si l’i­dée fait son che­min, chaque jour un peu plus, elle n’en demeure pas moins mino­ri­taire — y com­pris par­mi les par­ti­sans de l’é­man­ci­pa­tion. Nous en dis­cu­tons, dans le détail, avec ceux qui en France font figure de pion­niers : Les Cahiers anti­spé­cistes — rap­pe­lons que le spé­cisme affirme l’i­né­gale digni­té des espèces au pro­fit de l’une d’entre elles, humaine. Plus de deux décen­nies d’exis­tence et du mou­ve­ment au sein de leur rédac­tion : la revue affiche une plu­ra­li­té d’auteurs dont les ana­lyses ne convergent pas en tout point (elle « ne doit pas être vue comme le véhi­cule d’une doc­trine unique, arrê­tée une fois pour toutes », tiennent-ils à nous pré­ci­ser. « De ce fait, nous avons par­fois eu quelque scru­pule à répondre aux ques­tions au nom des Cahiers anti­spé­cistes. Les Cahiers, ce n’est per­sonne, ou c’est l’ensemble de ses contri­bu­teurs. »). Premier volet.


cs1« Spécisme » et « anti­spé­cisme » viennent d’en­trer dans le Robert. Votre revue existe depuis 1991 : quel regard por­tez-vous, de l’a­vant-garde, sur ces vingt-six der­nières années ?

Le cli­mat est en effet fon­ciè­re­ment dif­fé­rent aujourd’hui de ce qu’il était au début des années 1990. Les ques­tions ayant trait à la libé­ra­tion ani­male et aux droits des ani­maux ont per­cé tar­di­ve­ment en France, par rap­port au monde anglo-saxon. Dans les pre­miers temps, une poi­gnée d’antispécistes n’avaient pas les moyens humains et maté­riels d’être audibles à grande échelle. Plus fon­da­men­ta­le­ment encore, le pro­blème était de faire accep­ter le débat. Le spé­cisme, le car­nisme, étaient à la fois invi­sibles et omni­pré­sents. Ils n’avaient pas de noms, tout en étant si pro­fon­dé­ment ancrés dans les normes et croyances com­munes que, pour beau­coup, il était tout sim­ple­ment incon­ce­vable de les ques­tion­ner. Au mieux, on vous regar­dait, incré­dule, avec la tête de celui qui se demande de quelle pla­nète vous débar­quez : « Comment, vous ne savez pas que les humains sont omni­vores ? » ; « Le sort des rats et des pou­lets est une ques­tion éthique majeure, dites-vous ? Sans blague ? » Ou alors, le ton pas­sait rapi­de­ment à l’invective avec des accu­sa­tions de traî­trise à l’humanité, fana­tisme, visées dic­ta­to­riales, et autres amabilités.

« Depuis des mil­lé­naires, on trouve dans diverses cultures des pen­sées, phi­lo­so­phies, croyances, qui ne rabaissent pas les animaux. »

Un quart de siècle plus tard, le contraste est en effet extra­or­di­naire. Dans la presse, l’édition, les réseaux sociaux, cer­tains tra­vaux uni­ver­si­taires, la ques­tion ani­male occupe une place crois­sante. Aymeric Caron est invi­té sur tous les pla­teaux pour la sor­tie de son essai Antispéciste. Les vidéos d’enquêtes en camé­ra cachée de L214 émeuvent l’opinion et les porte-parole de l’association ne manquent pas une occa­sion de dire face aux médias que c’est l’existence même des abat­toirs qui pose pro­blème, et qu’ils s’inscrivent dans une lutte poli­tique. De l’intérieur du mou­ve­ment ani­ma­liste, on est frap­pé par la mul­ti­pli­ca­tion des bonnes volon­tés qui se mani­festent, tant pour appor­ter un sou­tien à des actions pro­gram­mées par d’autres que pour déve­lop­per des ini­tia­tives propres, sous des formes riches et diverses. Pour citer un exemple entre mille, le 30 juin 2016, l’association 269 Libération Animale a pu mobi­li­ser des volon­taires pour des veillées devant une tren­taine d’abattoirs. Le fait que la Coordination rurale ait jugé utile d’envoyer des contre-mani­fes­tants est un indice de plus que le monde agri­cole a per­du la cer­ti­tude que l’élevage ne serait jamais remis en cause, hor­mis chez quelques mar­gi­naux. Et on ne parle ici que de la France, alors que la mon­tée en puis­sance du mou­ve­ment pour un trai­te­ment plus éthique des ani­maux est sen­sible au niveau international.

Rétrospectivement, il est assez facile de trou­ver des expli­ca­tions convain­cantes des pro­grès accom­plis en rela­ti­ve­ment peu d’années. Avouons cepen­dant qu’en la matière, on est un peu comme les éco­no­mistes qui savent très bien expli­quer après coup pour­quoi un krach finan­cier était inévi­table et com­ment il a tour­né à la crise sys­té­mique, mais qui ne savent pas à l’avance pré­dire son ampleur et le moment de son déclen­che­ment. En tout cas, nous avons conscience qu’il est trop tôt pour crier vic­toire. Il reste énor­mé­ment à faire pour conso­li­der et ampli­fier les avan­cées obte­nues. Nous n’avons pas affaire à une suc­cess sto­ry ful­gu­rante com­men­cée il y a à peine un demi-siècle. Depuis des mil­lé­naires, on trouve dans diverses cultures des pen­sées, phi­lo­so­phies, croyances, qui ne rabaissent pas les ani­maux. Selon Norm Phelps, l’idée qu’une même morale vaut pour les humains et les ani­maux est plus ancienne que l’idée qu’il est légi­time de les exploi­ter et de les tuer, sous réserve de le faire avec une rela­tive dou­ceur. En Occident — pour­tant répu­té par­ti­cu­liè­re­ment enclin à se repré­sen­ter les humains comme radi­ca­le­ment dis­tincts et infi­ni­ment supé­rieurs aux ani­maux —, des auteurs plaident pour le végé­ta­risme depuis l’Antiquité (voyez l’ou­vrage de Renan Larue, Le Végétarisme et ses enne­mis, paru en 2015) ; on a assis­té à une mon­tée de la sen­si­bi­li­té à l’égard des bêtes au siècle des Lumières, tan­dis que le XIXe siècle a vu naître les socié­tés végé­ta­riennes et se déve­lop­per les mou­ve­ments de pro­tec­tion ani­male. Parviendrons-nous mieux que nos pré­dé­ces­seurs à modi­fier le cours des choses ?

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(Par Bill Traylor)

Le chan­ge­ment opé­ré en quelques décen­nies est remar­quable dans deux domaines. D’une part, le tra­vail d’examen cri­tique du mon­ceau d’arguments ou argu­ties avan­cés pour nier, jus­ti­fier ou tenir pour indif­fé­rents les torts cau­sés aux ani­maux porte ses fruits : ces argu­ments ne semblent plus autant cou­ler de source pour le public — et les acteurs des indus­tries ani­males sont accu­lés à une posi­tion défen­sive. D’autre part, la visi­bi­li­té des ani­maux s’est accrue. Le voile se lève sur ce qui se passe réel­le­ment der­rière les murs des éle­vages et des abat­toirs. Parallèlement, les recherches étho­lo­giques, leur vul­ga­ri­sa­tion, la cir­cu­la­tion des vidéos illus­trant l’intelligence, les émo­tions, la vie rela­tion­nelle des ani­maux, les ont ren­dus plus proches, plus aptes à ins­pi­rer l’intérêt ou la sym­pa­thie. Seulement, même s’il est vrai que ces évo­lu­tions ont per­mis des amé­lio­ra­tions ponc­tuelles, glo­ba­le­ment, la condi­tion ani­male se dégrade. La consom­ma­tion de pro­duits ani­maux s’étend consi­dé­ra­ble­ment avec l’augmentation de la popu­la­tion humaine, et avec la dif­fu­sion dans le monde des méthodes de pro­duc­tion de masse, qu’il s’agisse de pêche ou d’élevage. Même dans les pays riches où la consom­ma­tion de viande se sta­bi­lise ou décline, le nombre de vic­times aug­mente avec le dépla­ce­ment de la consom­ma­tion vers des ani­maux de petite taille (moins de vaches, plus de pou­lets). Les espaces où vivent les ani­maux sau­vages se réduisent comme peau de cha­grin et sont dégra­dés par la pol­lu­tion ou bou­le­ver­sés par le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Voilà où nous en sommes. Les idéo­lo­gies du mépris des ani­maux sont sérieu­se­ment fra­gi­li­sées. Les pra­tiques qu’elles ser­vaient à jus­ti­fier pour­suivent glo­ba­le­ment leur expan­sion, bien qu’étant dès à pré­sent frei­nées ou stop­pées ici ou là. L’étape où l’évolution des men­ta­li­tés se tra­duit en inver­sion de cette marche vers le pire reste encore à franchir.

Le phi­lo­sophe Peter Singer estime que l’a­bo­li­tion de l’ex­ploi­ta­tion ani­male relève d’un « pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion morale », d’un « abou­tis­se­ment », d’une « étape ». Partagez-vous cette concep­tion gra­duée, pro­gres­siste et presque mécanique ?

« Le rap­port de force leur est deve­nu si défa­vo­rable que la fin de l’exploitation ani­male n’est conce­vable que si la main qui les écrase relâche son emprise. »

On ne s’engage pas pour une cause si on n’a aucun espoir d’aboutir. Il y a en effet der­rière le mou­ve­ment pour l’abolition de l’exploitation ani­male l’hypothèse que cette évo­lu­tion est, sinon méca­ni­que­ment assu­rée, du moins envi­sa­geable. Cet espoir est ali­men­té par le fait que des évo­lu­tions pas­sées ont déjà mon­tré qu’il n’était pas tota­le­ment vain d’espérer le dépas­se­ment du chau­vi­nisme qui porte à réser­ver sa sol­li­ci­tude, sa soli­da­ri­té, ou son sou­ci de ne pas nuire, aux membres de son propre groupe. Si l’on est capable de ques­tion­ner ou com­battre la ten­dance à pri­vi­lé­gier indû­ment les membres de son clan, eth­nie ou nation, quoi qu’il en coûte aux étran­gers, on doit être capable de remettre en cause les pri­vi­lèges injus­te­ment acquis au détri­ment des indi­vi­dus appar­te­nant à d’autres espèces. Cette concep­tion rejoint effec­ti­ve­ment des idées expri­mées par Peter Singer dans The Expanding Circle. Parmi les fac­teurs por­tant à l’optimisme, on peut citer la thèse avan­cée par Steven Pinker dans The Better Angels of Our Nature, selon laquelle les don­nées dis­po­nibles attestent d’une réduc­tion de la vio­lence au fil des siècles ou mil­lé­naires, qu’il s’agisse des guerres, des homi­cides, de la vio­lence envers les femmes, les homo­sexuels ou les enfants. (Pinker traite de la vio­lence intra-humaine, même s’il men­tionne, par­mi les évo­lu­tions rela­ti­ve­ment récentes à l’échelle his­to­rique, les « révo­lu­tions des droits » — par­mi les­quelles la mon­tée de reven­di­ca­tions sur les droits des animaux).

On peut com­prendre aus­si l’intérêt que portent des anti­spé­cistes aux thèses, obser­va­tions, expé­riences his­to­riques, qui sug­gèrent l’existence d’un altruisme vrai : la pos­si­bi­li­té d’une pen­sée et d’une action dont le béné­fi­ciaire n’est ni sa propre per­sonne, ni un soi élar­gi à ceux qui par­tagent les mêmes gènes, les mêmes dif­fi­cul­tés ou les mêmes pri­vi­lèges que soi. À cet égard, on ne devrait pas retrou­ver chez les anti­spé­cistes l’attachement que mani­festent cer­tains mili­tants de causes humaines à l’idée que « la lutte contre l’oppression doit être l’œuvre des oppri­més eux-mêmes », comme si les seules luttes de libé­ra­tion dignes et authen­tiques étaient celles pas­sant uni­que­ment par cette voie — ceci por­tant par­fois à réécrire l’histoire de pro­grès accom­plis de façon à gom­mer le rôle, pour­tant bien réel, joué par des acteurs ou fac­teurs exté­rieurs. Les ani­maux ne se libé­re­ront pas sans l’appui d’alliés humains. Non qu’ils soient inca­pables de résis­tance : il existe une foule d’actes de résis­tance ani­male, comme l’ont sou­li­gné Jason Hribal et d’autres. Non qu’ils soient « sans voix » : ils expriment de façon par­fai­te­ment intel­li­gible qu’ils ne sont pas volon­taires pour être sai­gnés, chas­sés, pié­gés, empri­son­nés ou sou­mis à des expé­riences dou­lou­reuses. La connais­sance de la façon dont ils sou­haitent vivre n’est pas hors de por­tée. Être leur allié n’est pas se sub­sti­tuer à eux pour en des­si­ner les contours. Mais le rap­port de force leur est deve­nu si défa­vo­rable que la fin de l’exploitation ani­male n’est conce­vable que si la main qui les écrase relâche son emprise. D’où, effec­ti­ve­ment, l’importance de pou­voir comp­ter sur une évo­lu­tion morale et sur un altruisme qui ne s’arrête pas aux membres de sa cha­pelle. Rien d’étonnant, par exemple, à ce que Matthieu Ricard, auteur de Plaidoyer pour les ani­maux, ait éga­le­ment rédi­gé un volu­mi­neux Plaidoyer pour l’altruisme.

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(Par Bill Traylor)

La France, estime aus­si Peter Singer, est une excep­tion occi­den­tale en la matière : pour­quoi ce pays se crispe-t-il davan­tage que les autres ?

Peut-être Peter Singer a‑t-il un peu chan­gé d’avis sur ce point. Dans la confé­rence qu’il a don­née à Paris le 30 mai 2015, il a fait état du contraste entre l’incompréhension qu’il ren­con­trait quand il se ren­dait en France dans les années 1970, et les pro­grès obser­vés au cours de ses visites ulté­rieures, dont témoi­gnait le public nom­breux venu l’écouter en cette occa­sion. Il est néan­moins cer­tain que ce pays n’a pas été pré­cur­seur, loin de là, que ce soit dans le déve­lop­pe­ment de l’éthique ani­male contem­po­raine, dans celui d’un mou­ve­ment des droits des ani­maux, ou dans l’intégration dans la légis­la­tion de quelques dis­po­si­tions pro­tec­trices des ani­maux dits de rente. Cela tient-il à une men­ta­li­té pro­pre­ment fran­çaise ? À cet égard, il est deve­nu rituel d’évoquer l’influence de Descartes et de sa thèse des ani­maux-machines. Peut-être… mais Descartes eut une foule de contra­dic­teurs en son temps et dans les siècles qui sui­virent. Pourquoi, Descartes aurait-il plus for­te­ment mar­qué nos conci­toyens que, par exemple, Montaigne ou Voltaire ; et, d’abord, com­bien d’entre eux ont été lire ces auteurs ?

« Pour faire recu­ler l’exploitation ani­male, il n’est pas néces­saire de sacri­fier l’attachement aux plai­sirs de la table. »

En matière de phi­lo­so­phie, un fac­teur a sans doute davan­tage pesé sur le retard fran­çais que l’héritage car­té­sien. On dis­tingue en géné­ral deux manières de faire de la phi­lo­so­phie aujourd’hui : la tra­di­tion « conti­nen­tale », très pré­sente en France, et la tra­di­tion « ana­ly­tique », très pré­sente dans le monde anglo-saxon et dans laquelle l’antispécisme est né. Ces deux cou­rants com­mu­niquent peu ; il n’est donc pas éton­nant que les ouvrages fon­da­teurs de l’antispécisme aient tar­dé à être lus et tra­duits par les intel­lec­tuels et les édi­teurs fran­çais. Au cha­pitre des men­ta­li­tés, il est arri­vé à Peter Singer de men­tion­ner l’attachement par­ti­cu­lier que mani­festent les Français à la gas­tro­no­mie — au point que cer­tains semblent res­sen­tir les cri­tiques adres­sées à leur façon de s’alimenter comme une atteinte à l’honneur natio­nal. Il est pro­ba­ble­ment vrai que les Français sont par­mi les cham­pions du temps pas­sé à par­ler ou écrire sur la bouffe. Dans le sport uni­ver­sel consis­tant à s’enorgueillir de faire mieux que les Padchénous, les Français citent volon­tiers l’excellence de leur art culi­naire. Dans les faits, il est dou­teux que cha­cun d’eux soit un cor­don bleu et un fin gour­met. Les sur­ge­lés, conserves et autres plats pré­pa­rés se vendent bien. Les fast-food ne manquent pas de clients. Selon un son­dage, les Français pas­se­raient moins de temps que les Britanniques à cui­si­ner. Peu importe, au fond. Car pour faire recu­ler l’exploitation ani­male, il n’est pas néces­saire de sacri­fier l’attachement aux plai­sirs de la table, qu’il repose ou non sur une réelle exper­tise gus­ta­tive et culi­naire. Ce qui va arri­ver, ce qui est en cours, c’est la perte de vitesse de l’association men­tale entre ali­men­ta­tion non car­née et nour­ri­ture triste et fade. La cui­sine végane passe par les étapes qui la nor­ma­lisent et lui donnent ses lettres de noblesse selon les canons du genre : enri­chis­se­ment et meilleure visi­bi­li­té de la gas­tro­no­mie végane notam­ment via des blo­gueurs et sur­tout blo­gueuses de talent ; évé­ne­ments tels que les concours de cui­sine et pâtis­se­rie ; édi­tion de livres de cui­sine ; mise en avant de tel chef étoi­lé qui met la cui­sine végé­tale à l’honneur. Petit à petit, la curio­si­té, par­fois la sym­pa­thie, prennent le des­sus sur la prévention.

On ne compte plus les repor­tages où un jour­na­liste suit une famille végane : les courses, les pré­pa­ra­tifs, la dégus­ta­tion du repas. La presse fémi­nine s’est mise elle aus­si à publier des articles sur le véga­nisme et à les assor­tir de recettes. L’attachement à la tra­di­tion culi­naire ne sera sans doute pas un obs­tacle plus sérieux en France que dans d’autres pays. On ne mange pas comme il y a cent ans, et dans un siècle les usages auront à nou­veau été bou­le­ver­sés. Le tout s’est fait, et se fera, sur le fond du bavar­dage fami­lier mêlant odes aux tra­di­tions ances­trales et célé­bra­tion des inno­va­tions culi­naires. Côté men­ta­li­tés, on pour­rait se deman­der aus­si s’il y aurait une indif­fé­rence plus mar­quée des Français au sort des bêtes que dans les pays simi­laires. Mais là encore, rien de déci­sif ne vient confir­mer cette hypo­thèse. On pour­rait mul­ti­plier les exemples de son­dages où une majo­ri­té de per­sonnes déclarent accor­der de l’importance au bien-être ani­mal. Selon un euro­ba­ro­mètre de 2005, il y a onze ans, la France était déjà dans la moyenne de l’UE à 25 à cet égard. Selon un euro­ba­ro­mètre publié en 2016, 83 % des répon­dants fran­çais se décla­raient favo­rables à une meilleure pro­tec­tion des ani­maux d’élevage (la moyenne étant de 82 % pour l’ensemble des per­sonnes de l’UE à 28 ayant répon­du au ques­tion­naire). Tout compte fait, il n’est pas cer­tain qu’il y ait dans la socié­té fran­çaise des fac­teurs la condui­sant à se cris­per davan­tage et plus dura­ble­ment que d’autres face à l’exigence de jus­tice pour les ani­maux. Aujourd’hui, les obs­tacles sont plu­tôt d’ordre institutionnel.

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(Par Bill Traylor)

Du pri­maire au supé­rieur, l’enseignement fait très peu de place à l’acquisition des connais­sances qui amènent à per­ce­voir les ani­maux comme nos pro­chains, tan­dis qu’il véhi­cule encore lar­ge­ment les idées et pra­tiques inci­tant à les mépri­ser ou à les réi­fier. On peut vision­ner sur ce sujet la vidéo de la confé­rence don­née par Dominique Droz, en jan­vier 2016, à la Cité des sciences dans le cadre du cycle « Révolutions ani­males ». Une par­ti­cu­la­ri­té fran­çaise est l’enseignement de phi­lo­so­phie en ter­mi­nale. On y aborde un cer­tain nombre de notions par le biais de ce qu’en ont dit les grands auteurs plu­tôt que par les tra­vaux les plus récents en phi­lo­so­phie ou en science (car un cer­tain nombre de notions abor­dées en classe de phi­lo­so­phie relèvent aujourd’hui des sciences : la conscience, la pen­sée, le lan­gage, la mémoire…). Il en résulte qu’on pose les pro­blèmes en termes binaires péri­més (inné/acquis, nature/culture, intelligence/instinct…), que sont pré­sen­tées comme valables (parce que défen­dues par de grands phi­lo­sophes) des théo­ries fausses, et qu’on invite les élèves à se faire une opi­nion sur des ques­tions depuis long­temps réso­lues. Par exemple, la ques­tion de la pos­si­bi­li­té d’une pen­sée sans lan­gage est encore trop sou­vent abor­dée par le biais des débats entre phi­lo­sophes des siècles pas­sés plu­tôt que par ce qu’en disent les psy­cho­logues et les étho­logues aujourd’hui. Enfin, il est encore fré­quent que les ani­maux non-humains ne soient évo­qués que pour mettre en lumière des dif­fé­rences (réelles ou sup­po­sées) avec les humains (les fameux « propres de l’homme »), jamais des points com­muns ou une conti­nui­té. Cet ensei­gne­ment contri­bue de la sorte à per­pé­tuer le mythe du gouffre infran­chis­sable entre humains et ani­maux. En matière de psy­cho­lo­gie, l’hé­gé­mo­nie de la psy­cha­na­lyse en France, des années 1970 jus­qu’à la fin du XXe siècle, a aus­si contri­bué à l’i­dée d’une dif­fé­rence de nature entre la psy­cho­lo­gie humaine, faite d’une tri­par­ti­tion entre le « ça » (les pul­sions), le « moi » (la pen­sée conscience décou­lant du lan­gage) et le « sur­moi » (les valeurs morales), et la psy­cho­lo­gie ani­male uni­que­ment consti­tuée du « ça » (les pul­sions, l’instinct).

« La France est à l’échelle euro­péenne une grande puis­sance de l’exploitation ani­male. Dans l’UE, elle se situe au 4e rang pour les prises de pêches et au 2e rang pour la pro­duc­tion aquacole. »

Une régle­men­ta­tion en place depuis 2011 impose la pré­sence de pro­duits ani­maux dans tout repas ser­vi dans la res­tau­ra­tion sco­laire. En leur état actuel, les recom­man­da­tions nutri­tion­nelles du PNNS, le Programme natio­nal nutri­tion san­té, font office d’arme de guerre contre le végé­ta­lisme. La seule chose qui en soit dite est que ce régime est dan­ge­reux et à pros­crire abso­lu­ment, là où d’autres pays donnent aux végé­ta­liens et végé­ta­riens des conseils pour avoir un régime équi­li­bré. (Il y a quelque espoir cepen­dant que la nou­velle ver­sion du PNNS, qui sera mise en place fin 2016, soit moins cari­ca­tu­rale.) La France est à l’échelle euro­péenne une grande puis­sance de l’exploitation ani­male. Dans l’UE, elle se situe au 4e rang pour les prises de pêches et au 2e rang pour la pro­duc­tion aqua­cole. Elles détient le plus grand chep­tel bovin de l’Union, se situe au pre­mier rang pour la pro­duc­tion d’œufs, au 2e pour la pro­duc­tion de volailles et au 3e pour celle de cochons. Le minis­tère de l’Agriculture se com­porte autant que faire se peut en cour­roie de trans­mis­sion des attentes des filières de pro­duc­tions ani­males. On peut docu­men­ter l’attitude récur­rente de la part de l’exécutif (par-delà les chan­ge­ments de majo­ri­té) de com­pli­ci­té active pour évi­ter l’application des mesures, pour­tant modestes, de pro­tec­tion des ani­maux d’élevage liées à la régle­men­ta­tion euro­péenne. En amont, le gou­ver­ne­ment fran­çais joue géné­ra­le­ment le rôle de frein dans l’élaboration de direc­tives euro­péennes de bien-être ani­mal, de même que dans les négo­cia­tions por­tant sur les limites fixées à la pêche. Les chas­seurs et acteurs des filières viande ont de longue date mis en place des méthodes de lob­bying effi­caces auprès des par­le­men­taires, qui sont nom­breux à émar­ger au « Club des amis du cochon », « Observatoire de l’œuf » et autres clubs « Vive le foie gras ».

En résu­mé, notre ana­lyse est qu’il n’y a pas vrai­ment lieu de s’inquiéter de l’existence de freins (plus grands qu’ailleurs) à l’évolution vers l’abolition de l’exploitation ani­male qui tien­draient à quelque par­ti­cu­la­ri­té du carac­tère natio­nal. Mais en France, les orga­ni­sa­tions tour­nées vers les ani­maux des­ti­nés à la consom­ma­tion se sont déve­lop­pées tar­di­ve­ment (à l’exception de l’OABA). Le mou­ve­ment de libé­ra­tion ani­male fran­çais ne compte pas non plus par­mi les pre­miers à avoir vu le jour. Outre sa petite taille ini­tiale, il s’est sur­tout sou­cié au départ de for­ger des argu­ments. Dans un second temps, il s’est agran­di, diver­si­fié, a élar­gi ses modes d’action, et a appris à mieux s’y prendre pour tou­cher le public et les médias. Il est ain­si deve­nu visible pour la popu­la­tion, condi­tion sine qua non pour le débat sur la place faite aux ani­maux se voit recon­naître le rang de « ques­tion de socié­té ». Mais il est res­té sans prise sur les par­tis et déci­deurs poli­tiques. Une troi­sième phase s’est ouverte où il cherche à peser davan­tage à ce niveau avec quelques réa­li­sa­tions dans ce sens (par exemple, l’observatoire Politique et ani­maux), et avec l’appui de quelques élus qui agissent hon­nê­te­ment et avec déter­mi­na­tion pour amé­lio­rer la condi­tion ani­male. Cependant, pour l’heure, la capa­ci­té du mou­ve­ment ani­ma­liste à peser sur la sphère poli­tique reste très mince com­pa­rée à celle des indus­tries d’exploitation animale.

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(Par Bill Traylor)

Vous avez plus d’une fois tenu à vous pla­cer du côté de la rai­son, et non de la pitié, de l’empathie ou de l’a­mour : en quoi l’a­na­lyse ration­nelle est-elle plus per­ti­nente que les affects, pour libé­rer les ani­maux non-humains ?

Les fon­da­teurs des Cahiers étaient dans un contexte où la pré­oc­cu­pa­tion pour les ani­maux était faci­le­ment raillée comme rele­vant d’un sen­ti­men­ta­lisme niais, décrite comme une sorte de mala­die affec­tant les esprits faibles et émo­tifs, tan­dis que les per­sonnes sen­sées savaient se concen­trer sur les « vrais pro­blèmes » (com­prendre : exclu­si­ve­ment ceux affec­tant des humains). Dans un tel contexte, il était essen­tiel de faire entendre que c’était via une argu­men­ta­tion solide que les anti­spé­cistes reven­di­quaient une prise en compte équi­table des inté­rêts des ani­maux. Montrer que la dis­cus­sion était menée aus­si rigou­reu­se­ment que sur d’autres sujets d’éthique appli­quée, c’était faire chan­ger de camp la charge de sen­ti­men­ta­lisme et d’irrationalité. On sait par ailleurs que les sys­tèmes vio­lents sécrètent l’idéologie qui rend cette vio­lence invi­sible ou la jus­ti­fient comme néces­saire ou inévi­table. On sait aus­si que ce qui est usuel dans le lieu et temps où on vit nous paraît faci­le­ment nor­mal. Il n’y a pas matière à s’en déso­ler dans l’absolu : nous serions inca­pables de nous repé­rer dans la socié­té et de nous y inté­grer si nous n’avions pas cette facul­té d’absorber les codes, croyances et pra­tiques du milieu où nous sommes immer­gés. Mais sans une capa­ci­té à prendre du recul, à ques­tion­ner par­fois ce qui semble de l’ordre de l’évidence, on ne par­vien­drait jamais à venir à bout des injus­tices, ou autres sources de mal­heurs évi­tables, soli­de­ment ancrées dans l’ordre établi.

« Les sys­tèmes vio­lents sécrètent l’idéologie qui rend cette vio­lence invi­sible ou la jus­ti­fient comme néces­saire ou inévitable. »

Rien d’étonnant alors à ce que tant Singer que les fon­da­teurs des Cahiers aient été sur­tout sen­sibles au fait que le confor­misme laisse intacts des pré­ju­gés aux effets délé­tères. Ils ont cher­ché à éta­blir un état des lieux non biai­sé de ce que subissent les ani­maux, pour qu’il se sub­sti­tue à des faits igno­rés, ou confor­ta­ble­ment oubliés, ou rap­por­tés de façon enjo­li­vée. Ils ont vou­lu mon­trer l’inconsistance des rai­sons avan­cées pour se dés­in­té­res­ser des bêtes. Ils ont misé sur le fait que la réflexion per­met­trait de prendre conscience que ce qui est fait aux ani­maux ne peut être jus­ti­fié selon des prin­cipes moraux d’équité com­mu­né­ment admis, et cela quand bien même les des­ti­na­taires de leur appel se trouvent en posi­tion de groupe exploi­teur. Cela sup­pose que la rai­son, enten­due à la fois comme capa­ci­té à dis­tin­guer le vrai du faux, et comme apti­tude à peser avec impar­tia­li­té les inté­rêts en pré­sence, ait une cer­taine force opé­rante. La réti­cence à se fier beau­coup à l’empathie, l’amour, la com­pas­sion… pour éta­blir la jus­tice tient aus­si au fait bien connu que la sym­pa­thie est par­tiale. Nous sommes plus émus par ce qui arrive à ceux qui nous sont proches (géo­gra­phi­que­ment, socia­le­ment, phy­si­que­ment, cultu­rel­le­ment…) qu’à ceux qui nous sont loin­tains. C’est ce qu’illustre l’expérience de pen­sée désor­mais cano­nique de Singer à pro­pos de l’enfant en dan­ger de mort. En voyant de ses yeux un enfant sur le point de se noyer dans un étang, per­sonne n’hésiterait à plon­ger pour le sau­ver, quitte à rui­ner une paire de chaus­sures neuves. Mais peu se sentent tenus de don­ner à une asso­cia­tion huma­ni­taire (un mon­tant égal au prix de ces mêmes chaus­sures par exemple) bien que cela puisse sau­ver la vie à un enfant dans un pays pauvre. On aime les chiens qui par­tagent notre vie, mais on dévore tran­quille­ment les cochons qu’on ne fré­quente pas. Loin des yeux, loin du cœur. C’est ce même constat qui conduit Tom Regan à récu­ser la pré­ten­tion par­fois affi­chée de l’éthique du care à consti­tuer une alter­na­tive aux éthiques clas­siques. Sur le ver­sant uti­li­ta­riste, comme sur le ver­sant de la théo­rie des droits, les phi­lo­sophes les plus mar­quants de l’éthique ani­male contem­po­raine consi­dèrent qu’un prin­cipe d’impartialité ou d’universalité consti­tue un pilier cen­tral d’une théo­rie éthique digne de ce nom.

C’est une chose de faire appel à la rai­son pour cor­ri­ger l’erreur de pers­pec­tive qui résulte de la proxi­mi­té ou de l’éloignement d’autres êtres par rap­port à nous, ou pour mettre en miettes des idéo­lo­gies oppres­sives et meur­trières. C’en est une autre d’en arri­ver à voir la pitié, la cha­ri­té, comme de regret­tables obs­tacles à l’action juste, ou encore de n’afficher que mépris pour l’application rou­ti­nière des normes sociales, et pour le sen­ti­ment de bien faire qu’on peut éprou­ver en s’y confor­mant. La sur­va­lo­ri­sa­tion du cogi­to finit alors par « son­ner un petit peu creux : comme le petit pois qui danse dans sa cosse des­sé­chée1 ». Car il se pour­rait bien que l’empathie, la com­pas­sion, soient la matière pre­mière essen­tielle de la morale. C’est par elles que nous éta­blis­sons la connexion avec les sen­ti­ments des autres, et que nous sommes affec­tés dans le même sens qu’eux par ce qui leur arrive de bien ou de mal, même si le reflet dans notre esprit n’est certes pas l’image exacte de ce qui sur­vient dans le leur. Les ani­maux sociaux, humains ou non, ont par ailleurs la facul­té d’apprendre des normes de vie en socié­té, et d’acquérir des formes d’auto-contrôle du com­por­te­ment qui rendent pos­sible le vivre ensemble. Ils le font avec des congé­nères mais aus­si avec des indi­vi­dus d’autres espèces. Y com­pris chez les humains, l’essentiel des déci­sions et inter­ac­tions avec les autres reposent une per­cep­tion intui­tive de ce qui est appro­prié, sur un sen­ti­ment immé­diat qui désigne une atti­tude comme la bonne, et non sur l’application consciente d’une règle de conduite. On est même sou­vent inca­pable d’expliciter le prin­cipe qui fonde nos juge­ments et déci­sions. La déli­bé­ra­tion morale est un pro­ces­sus men­tal lent et dif­fi­cile. Il ne peut cer­tai­ne­ment pas se sub­sti­tuer à toutes les autres voies par les­quelles nous appré­cions les situa­tions et diri­geons nos actions.

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(Par Bill Traylor)

Dans un entre­tien paru dans le numé­ro 2 de Versus Magazine, David Olivier décla­rait en réponse à une ques­tion sur l’origine des Cahiers anti­spé­cistes : « L’accent sur la ratio­na­li­té éthique était cru­cial dans le contexte de l’époque. […] Cependant, l’insistance sur notre ratio­na­li­té reve­nait para­doxa­le­ment aus­si à renier notre res­sem­blance avec les êtres que nous défen­dions, et ain­si à tra­duire et à per­pé­tuer un spé­cisme inté­rio­ri­sé. » La foca­li­sa­tion sur la (seule) ratio­na­li­té a d’autres effets indé­si­rables. Elle met en posi­tion de contri­bu­teurs pri­vi­lé­giés à la libé­ra­tion ani­male ceux par­mi les humains qui ont une faci­li­té à ver­ba­li­ser et à jon­gler avec la logique et les concepts abs­traits, au risque de tou­cher sur­tout les humains qui ont des faci­li­tés du même ordre, alors que d’autres talents sont éga­le­ment pré­cieux pour déve­lop­per la soli­da­ri­té ani­male et déga­ger toutes les voies lui per­met­tant de s’épanouir. L’accent mis sur la ratio­na­li­té éthique laisse sur la touche les pre­miers concer­nés. Des formes d’altruisme et de sens de l’équité existent bien chez des ani­maux. Néanmoins, les bêtes ne sau­raient jouer aucun rôle dans la libé­ra­tion ani­male si le jeu consis­tait uni­que­ment à dis­cou­rir sur le bien et le mal, ou sur la non-per­ti­nence éthique de la fron­tière d’espèce. Ils ont heu­reu­se­ment d’autres moyens de par­ti­ci­per, d’attirer sur eux l’intérêt ou la bien­veillance, et de pro­po­ser d’établir des rela­tions plus équi­tables. L’émerveillement qu’ils ins­pirent en est un. Françoise Armengaud écrit : « Dans l’émerveillement se concentre et s’illumine pour moi la quin­tes­sence de ce que je res­sens à l’égard des ani­maux, à l’égard des bêtes. Si je prends l’émerveillement comme guide et fil conduc­teur, c’est afin de remer­cier les ani­maux, les bêtes, pour leur beau­té, leur grâce de bien vou­loir exis­ter, en dépit de la traque qui leur est menée, pour la joie que leur pré­sence me pro­cure — bien que cette joie soit en per­ma­nence endeuillée par le savoir du sort qui leur est trop sou­vent réser­vé2. »

« La ques­tion devient de com­prendre quels sont les fac­teurs qui, dans un sys­tème spé­ciste, bloquent les affects qui portent à épar­gner les animaux. »

L’émerveillement peut naître de la simple contem­pla­tion. Mais avec une par­tie des bêtes, notam­ment les ani­maux ter­restres domes­ti­qués de longue date, il y a plus. Ils savent com­mu­ni­quer avec les humains et éta­blir des rela­tions de confiance avec eux. L’apprivoisement mutuel peut être source de joie et d’expériences inédites de part et d’autre. Il n’est pas dif­fi­cile de lire les signaux de ter­reur, bien-être, invi­ta­tion à faire ceci ou cela qu’ils émettent. Dès lors, la ques­tion devient de com­prendre quels sont les fac­teurs qui, dans un sys­tème spé­ciste, bloquent les affects qui portent à épar­gner les ani­maux. C’est la ques­tion que sou­lève lanie Joy (ici et ) et plus géné­ra­le­ment tous ceux qui cherchent à per­cer le mys­tère du para­doxe de la viande. Quand on regarde les mes­sages émis par les asso­cia­tions ani­ma­listes, on voit qu’une part non-négli­geable consiste à rendre pré­sents les ani­maux, phy­si­que­ment ou par l’image, à leur res­ti­tuer le pou­voir qu’ils ont d’être com­pris, de mani­fes­ter leur volon­té, d’émouvoir, de nous rendre atten­tifs à ce qui les affecte. C’est vrai des vidéos et pho­tos qui les montrent dans les situa­tions atroces d’abattage, d’enfermement per­pé­tuel, de trans­port dans de mau­vaises condi­tions, d’exposition à des expé­riences dou­lou­reuses. Mais il n’y a pas que cela. Il y a les refuges pour qui mettent le public en contact avec des ani­maux heu­reux res­ca­pés des éle­vages, les chaînes de soli­da­ri­té pour adop­ter des poules des­ti­nées à l’abattoir, les images mon­trant les liens sociaux ou paren­taux qu’établissent les ani­maux quand ils peuvent agir à leur guise, ou encore le tra­vail accom­pli pour dif­fu­ser les connais­sances en étho­lo­gie sur l’intelligence et la vie émo­tion­nelle des animaux.

Au total, il est vrai que les Cahiers anti­spé­cistes ont fait une large place à l’argumentation éthique. Il est exact qu’on peut rele­ver dans cer­tains écrits des fon­da­teurs des pas­sages indi­quant une convic­tion que la rai­son est plus effi­cace que l’émotion pour aller vers la libé­ra­tion ani­male. En revanche, on ne peut pas dire du mou­ve­ment ani­ma­liste dans son ensemble qu’il juge l’analyse ration­nelle plus per­ti­nente que les affects pour libé­rer les ani­maux, ni qu’il s’occupe d’arbitrer un match entre le cœur et la rai­son pour décla­rer l’un des deux vain­queurs. Il use de tous les leviers à sa dis­po­si­tion. Pour en reve­nir aux Cahiers, il n’y a pas de poli­tique de la rédac­tion visant à écar­ter les auteurs qui font grand cas de la por­tée poten­tielle de l’empathie, à la manière de Brian Luke qui estime que « la dis­po­si­tion à se sou­cier des ani­maux n’est pas la lubie d’un petit nombre, sur laquelle on ne sau­rait comp­ter, mais, plu­tôt, l’é­tat nor­mal des humains en géné­ral » et que par consé­quent « l’ex­ploi­ta­tion des ani­maux pros­père, non parce que les gens s’en moquent, mais en dépit du fait qu’ils ne s’en moquent pas ». Les approches tour­nées vers la recherche des fac­teurs qui étouffent la sym­pa­thie envers les ani­maux, et ce fai­sant per­mettent le crime, sont des contri­bu­tions pré­cieuses qu’il aurait été absurde de dédai­gner. De même, les Cahiers ont esti­mé faire œuvre utile en publiant les réflexions de Martin Balluch dont la pré­misse est que « les humains sont bien davan­tage des ani­maux sociaux que des ani­maux ration­nels », qui en déduit qu’on ne par­vien­dra pas à faire recu­ler le spé­cisme si le recours à l’argumentation ration­nelle est le seul moyen uti­li­sé pour y par­ve­nir, et conclut qu’il est essen­tiel d’avoir cela à l’esprit pour éla­bo­rer des stra­té­gies efficaces.

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(Par Bill Traylor)

Pourquoi tenez-vous volon­tiers à dis­so­cier la lutte éco­lo­gique, ou « natu­ra­liste », de la cause animale ?

Commençons par la nature, nous revien­drons ensuite sur la lutte éco­lo­gique. Ce dont les Cahiers se sont tou­jours dis­so­ciés, c’est de l’invocation de la nature, ou du res­pect de la nature, comme cri­tère de ce qu’il est bon ou juste de faire. Une telle pres­crip­tion ne peut pas faire office de cri­tère éthique. La nature, comme l’écrivait John Stuart Mill il y a plus d’un siècle et demi3, c’est un nom pour dési­gner soit tout ce qui existe et ses pro­prié­tés, soit tout ce qui existe en l’absence d’intervention humaine. Dans le pre­mier sens, quoi que fassent les humains, ils res­pectent la nature, dans le second, quoi qu’ils fassent, ils la violent. Sur quoi repose alors le tour de passe-passe qui nous fait croire que l’injonction d’obéir à la nature pour­rait nous ser­vir de guide ? Il consiste par­fois à sélec­tion­ner des por­tions spé­ci­fiques de l’existant (décrites de façon adé­quate ou non), puis à pas­ser sans autre forme de pro­cès du constat de ce qui est à une affir­ma­tion sur ce qui doit être. C’est ain­si que l’on a pu sau­ter allè­gre­ment de « les hommes ont tou­jours exer­cé leur auto­ri­té sur les femmes » à « il est natu­rel (c’est-à-dire nor­mal, sou­hai­table) que les femmes soient sou­mises aux hommes ». Ou encore que l’on passe de « les humains ont tou­jours man­gé de la viande » à « les humains doivent man­ger de la viande ». Ce saut périlleux du des­crip­tif au pres­crip­tif n’est pas tota­le­ment incons­cient. Si ses auteurs croyaient avoir affaire à un déter­mi­nisme incon­tour­nable, ils n’éprouveraient pas le besoin de pres­crire : nul ne juge néces­saire de pré­co­ni­ser de se diri­ger vers le sol quand on saute en parachute.

« Il y a de bonnes rai­sons de se mon­trer sus­pi­cieux envers les injonc­tions morales étayées par un appel à res­pec­ter l’ordre naturel. »

Ce ne sont pas non plus tous les faits pré­sents de longue date qui sont éle­vés au rang de loi morale. Il est assez rare que les constats « il y a tou­jours eu des guerres » ou « il y a tou­jours eu des épi­dé­mies » soient vus comme des motifs valables pour favo­ri­ser les conflits armés ou répandre des mala­dies conta­gieuses. D’autres appels à obéir à la nature ne doivent rien à une obser­va­tion d’invariants, réels ou sup­po­sés ; ils semblent plu­tôt ren­voyer à une per­son­ni­fi­ca­tion de la Nature, qui à la manière d’une divi­ni­té édic­te­rait une loi morale dont cer­tains de ses sujets seraient cou­pables de s’écarter. Des juge­ments tels que « l’homosexualité est contre-nature » sont pro­fé­rés, alors même que l’on sait per­ti­nem­ment qu’en tout temps et lieux, il y a eu des pra­tiques homo­sexuelles dans les socié­tés humaines — et qu’elles existent chez de nom­breuses espèces ani­males. On peut enfin rele­ver qu’il ne fait pas bon, sou­vent, se retrou­ver clas­sé du côté des êtres de nature (englués dans leurs déter­mi­na­tions natu­relles et n’exprimant que ce pour quoi la nature les a pro­gram­més), par oppo­si­tion aux êtres de liber­té (capables de s’arracher à la nature par la volon­té, la rai­son, la culture, la civi­li­sa­tion…). C’est, ou ce fut, le cas des ani­maux, mais aus­si des femmes, vues comme régies par l’instinct, ou encore celui des sauvages.

Il y a donc de bonnes rai­sons de se mon­trer sus­pi­cieux envers les injonc­tions morales étayées par un appel à res­pec­ter l’ordre natu­rel. Cette conclu­sion ne doit pas être confon­due avec une autre qui, elle, est aber­rante : celle qui consis­te­rait à dire que « la nature n’existe pas », qu’elle est une « page blanche », et, par consé­quent, à vivre dans l’illusion que le réel est infi­ni­ment mal­léable, de sorte que tout état du monde consi­dé­ré comme dési­rable serait acces­sible. On a besoin de com­prendre le mieux pos­sible ce qui explique des phé­no­mènes phy­siques ou des com­por­te­ments indi­vi­duels ou col­lec­tifs, sans quoi on s’expose à bâtir des idéaux vains ou dan­ge­reux. En résu­mé, le pré­cepte « obéir à la nature » est creux, tan­dis que le pré­cepte « connaître la nature » est d’une grande sagesse, sans tou­te­fois suf­fire à fon­der une éthique à lui seul. Il faut gar­der les deux aspects à l’esprit quand on cherche à bâtir un monde où il fera meilleur vivre.

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(Par Bill Traylor)

Un autre aspect rela­tif à la nature mérite d’être sou­li­gné. Chez beau­coup de pen­seurs de l’éthique ani­male, on trouve un rejet très expli­cite des visions idéa­li­sées de la nature qui la décrivent comme bonne ou har­mo­nieuse. On parle ici de la nature au sens de ce qui existe indé­pen­dam­ment de l’intervention humaine. Cette nature n’est ni bonne ni juste : les ani­maux sau­vages sont confron­tés à des évé­ne­ments dra­ma­tiques qui causent d’immenses souf­frances et d’innombrables morts pré­ma­tu­rées : la faim, la soif, le froid, la pré­da­tion, la mala­die, la vio­lence exer­cée par des congé­nères… Un pre­mier effet de ce constat est de nous pré­mu­nir contre le pen­chant à la misan­thro­pie, ou à une sorte de spé­cisme inver­sé, qui s’exprime par­fois chez des per­sonnes conscientes des torts consi­dé­rables cau­sés par les humains aux autres ani­maux. Non, tout le mal ne vient pas des humains, loin de là. Non, avant l’Anthropocène, la Terre n’était pas un para­dis. Un second effet est de conduire à se deman­der si nous avons, ou pas, un devoir et un pou­voir de remé­dier aux maux d’origine non-humaine qui frappent les ani­maux. Le pro­blème tient en une ligne mais ten­ter de le résoudre mène à des inter­ro­ga­tions ver­ti­gi­neuses. Les Cahiers ont publié plu­sieurs textes de David Olivier et Yves Bonnardel, ain­si qu’un texte de Steve Sapontzis qui sont dans l’optique d’un devoir d’intervention. Ils ont aus­si ren­du compte de la posi­tion de Sue Donaldson et Will Kymlycka, qui sont plus proches de l’optique de Tom Regan consis­tant à consi­dé­rer les ani­maux sau­vages comme des nations étran­gères, dans l’existence des­quelles on ne doit pas s’immiscer (sauf assis­tance ponc­tuelle). Cette ques­tion de la souf­france des ani­maux sau­vages fait l’objet de tra­vaux plus nom­breux depuis quelques années. C’est sans doute un domaine où il faut s’attendre à voir la pro­duc­tion intel­lec­tuelle s’intensifier encore. Pour le moment, cela n’a pas de retom­bées signi­fi­ca­tives sur les objec­tifs pour­sui­vis par le mou­ve­ment militant.

« On n’a aucune honte à pré­co­ni­ser la pêche durable, ce qui revient à comp­ter pour rien la ter­reur et la lente ago­nie infli­gées à ses victimes. »

Venons-en aux luttes éco­lo­giques ou aux poli­tiques publiques à voca­tion éco­lo­gique. Nous ne tenons pas à nous en dis­so­cier à tout prix. Ce qui pose pro­blème, c’est l’asymétrie avec laquelle ces ques­tions sont trai­tées, selon qu’il s’agisse d’humains ou d’autres ani­maux. Les humains sont pris en consi­dé­ra­tion en tant qu’individus. Les autres ani­maux sont le plus sou­vent immer­gés dans des ensembles plus vastes, et c’est à ces ensembles qu’on accorde de la valeur, qu’il s’agisse des espèces ou des éco­sys­tèmes. De sorte qu’il semble que tout va bien tant que les espèces ne sont pas mena­cées et que les éco­sys­tèmes res­tent rela­ti­ve­ment stables. On n’a aucune honte à pré­co­ni­ser la pêche durable, ce qui revient à comp­ter pour rien la ter­reur et la lente ago­nie infli­gées à ses vic­times. C’est comme si on approu­vait le mas­sacre per­pé­tré sur une popu­la­tion humaine du moment que le pré­lè­ve­ment démo­gra­phique peut être com­blé par la repro­duc­tion des sur­vi­vants. Or, chez les ani­maux, humains ou non, ce sont les indi­vi­dus, et eux seuls, qui sont dotés d’une sub­jec­ti­vi­té qui fait que la façon dont se déroule leur exis­tence leur importe. Les anti­spé­cistes ne sont pas en guerre contre l’écologie poli­tique. Ils vou­draient que la pré­oc­cu­pa­tion légi­time et néces­saire d’assurer un envi­ron­ne­ment vivable aux habi­tants pré­sents et futurs de la pla­nète intègre plei­ne­ment que ces habi­tants sont tous les être sen­tients, et non pas les seuls humains.

La phi­lo­sophe Élisabeth de Fontenay refuse la notion de spé­cisme au nom, notam­ment, du « deve­nir sin­gu­lier » des hommes et de leur capa­ci­té à pro­duire du dis­cours. L’analogie entre spé­cisme, racisme et sexisme la « choque », déclare-t-elle. Ce qui ne l’empêche pas de prendre, depuis nombre d’an­nées, la défense des ani­maux. On pour­rait donc refu­ser l’al­ter­na­tive spécisme/antispécisme et vou­loir tout de même garan­tir aux ani­maux leur dignité ?

Avant d’aborder la posi­tion d’Élisabeth de Fontenay, nous allons dire quelques mots sur les mérites et limites de la notion de spé­cisme, tels que nous les per­ce­vons. Cette notion, qui fut for­gée sur le modèle des mots « racisme » ou « sexisme », est une entrée utile pour défendre les ani­maux face aux nom­breuses expres­sions du nar­cis­sisme humain, et de la déva­lo­ri­sa­tion cor­ré­la­tive des bêtes. Néanmoins, ce n’est ni un pas­sage obli­gé, ni un concept suf­fi­sant. Emprunter ce che­min conduit à pas­ser par une démarche com­pa­ra­tive, à s’appuyer sur des valeurs sup­po­sées déjà acquises, et à insis­ter sur la notion de dis­cri­mi­na­tion arbi­traire. Quand on aborde la ques­tion sous cet angle, on cherche à sen­si­bi­li­ser un inter­lo­cu­teur qui est déjà acquis à l’idée que d’autres formes de dis­cri­mi­na­tion et exploi­ta­tion sont des maux, mais qui ne l’admet pas encore pour les ani­maux. Si des déli­mi­ta­tions par des carac­tères bio­lo­giques tels que le sexe ou la cou­leur de peau ne sont pas per­ti­nentes pour assi­gner des êtres à un des­tin funeste, lui demande-t-on alors, pour­quoi l’appartenance d’espèce le serait-elle ? Comme, géné­ra­le­ment, il répond que les hommes et les femmes, ou les Noirs et les Blancs, sont vrai­ment égaux, tan­dis que les ani­maux sont réel­le­ment moins intel­li­gents que les humains, on évoque alors les « cas mar­gi­naux ». (L’expression « cas mar­gi­naux » désigne dans ce contexte les nom­breux humains dont les facul­tés men­tales sont infé­rieures à celles de cer­tains ani­maux : nour­ris­sons, per­sonnes séniles, per­sonnes atteintes de han­di­caps men­taux pro­fonds.) Ceci met à nu le fait que c’est bien le cri­tère « pur » d’appartenance d’espèce qui joue dans le sort peu enviable réser­vé aux ani­maux non humains.

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(Par Bill Traylor)

Mais, là encore, l’argument ne peut fonc­tion­ner que face à un inter­lo­cu­teur acquis à l’idée qu’il est cri­mi­nel d’utiliser des per­sonnes han­di­ca­pées comme « cobayes » ou de consom­mer du rôti de nour­ris­son humain. La démarche com­pa­ra­tive à laquelle conduit l’approche via la notion de spé­cisme se mani­feste aus­si par le fait que, sys­té­ma­ti­que­ment, on va sou­li­gner que telle atti­tude, que tout le monde juge hideuse envers des humains, et qui est sévè­re­ment punie par la loi, est mon­naie cou­rante envers les ani­maux. Ceci a par­fois pour effet chez l’interlocuteur de faci­li­ter le réflexe de « se mettre à la place » des ani­maux et ain­si de l’aider à réa­li­ser que ce qui leur arrive est hor­rible. L’approche com­pa­ra­tive porte par ailleurs à mettre en lumière ce qu’il y a d’analogue entre des formes d’oppression frap­pant des groupes très dif­fé­rents. Florence Burgat emploie par­fois à ce pro­pos le terme « ani­ma­li­sa­tion » (ani­ma­li­sa­tion de groupes humains et ani­ma­li­sa­tion des ani­maux) : un pro­ces­sus qui consiste à rabais­ser, à pen­ser un groupe comme vil, et par là à le rendre dis­po­nible, à en faire des êtres dont on peut dis­po­ser à sa guise. Creuser ce qu’il y a de com­mun entre les diverses formes d’animalisation peut être riche d’enseignements.

« Le détour par la voie com­pa­ra­tive a le mérite de faire réagir via le sen­ti­ment d’injustice. »

Reste qu’aborder la ques­tion ani­male par l’intermédiaire de réfé­rences à d’autres formes d’injustice consti­tue un détour. Quand bien même le racisme et le sexisme n’auraient jamais exis­té, quand bien même les Homo sapiens auraient été une espèce dif­fé­rente ne com­por­tant aucun type de « cas mar­gi­naux », il res­te­rait vrai que les ani­maux ne doivent pas être sacri­fiés au bon plai­sir des humains. À qui accède à la com­pré­hen­sion directe que la sépa­ra­tion for­cée de la vache et du veau nou­veau-né est un mal, et que cela ne sau­rait être jus­ti­fié par l’objectif de s’approprier le lait de la mère, il n’est nul besoin de venir dire : « Attendez, je vais vous expli­quer le spé­cisme, et en quoi il pré­sente des simi­li­tudes avec le sexisme et le racisme. » Reste aus­si que le seul élé­ment ren­du saillant par la notion de spé­cisme est l’existence d’une dis­cri­mi­na­tion. Mais, évi­dem­ment, le tout n’est pas de mettre fin à l’inégalité. Si aux États-Unis la police se met­tait à ouvrir le feu aus­si faci­le­ment sur les Blancs qu’elle le fait sur les Noirs, on pour­rait sans doute dire que la socié­té est deve­nue moins raciste, cer­tai­ne­ment pas qu’elle est deve­nue meilleure. De même, réta­blir l’égalité en uti­li­sant autant de femmes à four­nir du lait pour les veaux qu’on uti­lise de vaches pour four­nir du lait aux humains ne serait pas une manière oppor­tune de faire recu­ler le spé­cisme. Le détour par la voie com­pa­ra­tive a le mérite de faire réagir via le sen­ti­ment d’injustice. Mais c’est la « voie directe » qui expli­cite en quoi la situa­tion est un mal. Ce qui est fait à la vache et au veau est un mal à cause de la détresse occa­sion­née par la sépa­ra­tion, de l’existence grise que connaî­tront l’un et l’autre, et de la vie dont on les pri­ve­ra en les envoyant à l’abattoir. C’est en cela que réside le mal, et non dans le fait qu’on n’inflige pas les mêmes pré­ju­dices aux femmes et enfants humains.

Concernant Élisabeth de Fontenay, non seule­ment l’entrée via la notion de spé­cisme n’est pas la voie qu’elle uti­lise, mais elle mani­feste une aller­gie pro­fonde pour ce concept. Quoi qu’on pense de sa posi­tion sur ce point, elle compte sans aucun doute par­mi les intel­lec­tuels qui ont fait sur­gir la ques­tion de l’animalité dans l’espace aca­dé­mique et média­tique fran­çais, et par­mi ceux qui pèsent en faveur d’une meilleure pro­tec­tion des ani­maux dans le droit. Elle se trouve dans le camp de ceux qui plaident pour des amé­na­ge­ments de l’élevage et de l’abattage, et non pas pour leur abo­li­tion. Elle a notam­ment pré­fa­cé un ouvrage diri­gé par Jocelyne Porcher4, alors même que cette der­nière s’illustre par une des formes les plus ahu­ris­santes de défense de « la viande heu­reuse ». On peut néan­moins noter qu’à la dif­fé­rence de la plu­part des tenants de la tue­rie dans le « bien-être », Élisabeth de Fontenay n’a pas cher­ché à ajus­ter son dis­cours à sa pra­tique per­son­nelle de consom­ma­tion d’animaux : « Il n’y a aucun fon­de­ment phi­lo­so­phique, méta­phy­sique, juri­dique, au droit de tuer les ani­maux pour les man­ger, dit-elle. C’est un assas­si­nat en bonne et due forme, puisque c’est un meurtre fait de sang-froid avec pré­mé­di­ta­tion. »

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(Par Bill Traylor)

L’opinion d’Élisabeth de Fontenay sur la notion de spé­cisme peut être vue comme rela­ti­ve­ment annexe par rap­port à ce qui consti­tue le cœur de ses tra­vaux. Elle-même dit ne pas tra­vailler dans le domaine de la phi­lo­so­phie éthique, mais davan­tage dans celui de l’onto­lo­gie, avec par ailleurs un inté­rêt par­ti­cu­lier pour le juri­dique. Son mag­num opus (Le Silence des bêtes, paru en 1998) est un exa­men éru­dit de la tra­di­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique conti­nen­tale sur le couple humanité/animalité, qui ne manque pas d’en sou­li­gner les erre­ments. Il n’en reste pas moins qu’elle a expri­mé avec constance, dans des écrits suc­ces­sifs et inter­ven­tions orales, la répul­sion que lui ins­pirent les ana­lyses de Singer sur le spé­cisme, ou l’analogie entre racisme et spé­cisme ; elle a dit l’indignation que sus­cite chez elle la pro­po­si­tion d’étendre aux grands singes des droits humains fon­damentaux5. Dans ses textes, nous per­ce­vons très dis­tinc­te­ment com­bien elle est cho­quée, comme en témoigne l’accumulation de qua­li­fi­ca­tifs dépré­cia­tifs à l’égard des pen­sées et pen­seurs incri­mi­nés. Mais soit nous n’avons pas com­pris, soit elle échoue à pro­duire une argu­men­ta­tion qui se tienne. On trouve de façon répé­tée chez elle l’affirmation de sa défiance envers les « propres de l’homme », tant pour leur fonc­tion d’exclusion des ani­maux que pour leur fonc­tion d’exclusion des « cas mar­gi­naux » humains. Cependant, lorsqu’elle s’emploie à blâ­mer l’ignorance de la sin­gu­la­ri­té humaine dont font preuve les auteurs qui dénoncent le spé­cisme, on voit reve­nir chez elle les propres de l’homme au galop : les humains pro­duisent du droit, ont le lan­gage arti­cu­lé, endossent la res­pon­sa­bi­li­té, pos­sèdent le lan­gage per­for­ma­tif (qui per­met le pro­dige d’énoncés tels que : « La séance est ouverte. »). Élisabeth de Fontenay est sou­cieuse de tenir la bio­lo­gie à dis­tance de la phi­lo­so­phie. Ce qui importe, nous dit-elle, c’est que la sin­gu­la­ri­té humaine a pro­duit une his­toire qui a conduit à se pro­cla­mer genre humain (lequel se super­pose néan­moins exac­te­ment à la déli­mi­ta­tion bio­lo­gique de l’espèce).

« Quoi qu’il en soit, le fait qu’elle se pro­clame spé­ciste ne nous empêche pas de recon­naître sa contri­bu­tion à la défense des animaux. »

Mais pour­quoi la même révé­rence n’est-elle pas due au moment du pas­sé où l’histoire condui­sit à divi­ser l’espèce entre civi­li­sés et sau­vages ? Pourquoi serait-il sacri­lège que cette même his­toire, pour­sui­vant sa marche, élar­gisse le cercle au-delà des Homo sapiens ? Mystère. Et, bien sûr, sur­git le hic des cas mar­gi­naux, des indi­vi­dus humains qui n’ont aucun des traits typiques de la « sin­gu­la­ri­té ». La posi­tion d’Élisabeth de Fontenay semble être de dire (« semble », car encore une fois nous ne sommes pas sûrs de suivre) que la sin­gu­la­ri­té humaine est une pro­prié­té non des indi­vi­dus mais de l’espèce et que c’est du fait de ce carac­tère col­lec­tif qu’elle donne une prio­ri­té à tout humain sur tout ani­mal, indé­pen­dam­ment des traits indi­vi­duels des uns et des autres. Peter Singer, dans un échange avec Élisabeth de Fontenay sur France Inter, a expri­mé son franc désac­cord avec l’idée de trai­ter les indi­vi­dus en fonc­tion des pro­prié­tés de l’ensemble auquel on les rat­tache, illus­trant son pro­pos par l’exemple sui­vant. Imaginons qu’une femme vigou­reuse pos­tule à un emploi qu’elle est tout à fait capable d’occuper. Serait-il juste de lui refu­ser le poste au motif qu’il demande une grande force phy­sique, qu’elle est femme, et qu’en géné­ral les femmes n’ont pas la force suf­fi­sante pour faire ce travail ?

Élisabeth de Fontenay conteste aus­si le pro­jet d’étendre les droits humains fon­da­men­taux (à la vie, à la liber­té, à ne pas être sou­mis à la tor­ture) aux grands singes, au nom de l’offense, de la vexa­tion, du scan­dale, que pareille chose repré­sen­te­rait pour le genre humain. Mais, dans le même temps, elle se dit tout à fait favo­rable à des droits pro­tec­teurs forts spé­ci­fiques aux singes. Qui sait si ces droits forts ne les pro­té­ge­raient pas exac­te­ment des mêmes atteintes que ceux pré­vus dans le Great Ape Project ? Elle cite par­mi les mer­veilles de la sin­gu­la­ri­té humaine le fait qu’il ait pu se pro­duire des évé­ne­ments tels que l’abolition des pri­vi­lèges dans la nuit du 4 août 1789, bien que cet épi­sode ait cer­tai­ne­ment été res­sen­ti comme offen­sant par la noblesse, et qu’on eût pu évi­ter la dimen­sion sym­bo­lique de l’affront en pro­cla­mant plu­tôt des droits spé­ci­fiques des sei­gneurs et des droits spé­ci­fiques des pay­sans, qui, habillage mis à part, auraient de fait mis les deux classes à éga­li­té sur le plan légal. Il se peut que la rai­son pro­fonde qui conduit Élisabeth de Fontenay à pro­duire ces argu­ments peu intel­li­gibles soit sa frayeur de voir reve­nir les temps où des humains décré­tés moins humains que d’autres furent sacri­fiés dans des condi­tions effroyables. Quoi qu’il en soit, le fait qu’elle se pro­clame spé­ciste ne nous empêche pas de recon­naître sa contri­bu­tion à la défense des ani­maux : par ses écrits, mais aus­si par l’émission « Vivre avec les bêtes » qu’elle a ani­mée pen­dant trois ans avec Allain Bougrain-Dubourg sur France Inter et qui a per­mis aux audi­teurs de décou­vrir de mul­tiples aspects et acteurs de la ques­tion animale.


Lire la seconde par­tie.


Toutes les illus­tra­tions sont l’œuvre de Bill Traylor (1853–1949).


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  1. J. M. Coetzee met ces mots dans la bouche de son per­son­nage Elisabeth Costello (Élisabeth Costello, Seuil, 2004, p. 107).[]
  2. Françoise Aremengaud, Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats, Les Belles Lettres, 2016, p. 11.[]
  3. Dans son essai On Nature, qui ne fut publié après sa mort, en 1874.[]
  4. J. Porcher, Livre blanc pour une mort digne des ani­maux, Éditions du Palais, 2014.[]
  5. A notre connais­sance, cette série d’écrits com­mence avec l’article qui paraît dans la revue Le Débat en mars-avril 2000, dans lequel elle com­mente le Great Ape Project.[]

REBONDS

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