C.L.R. James : révolution socialiste et anticolonialisme


Entretien inédit pour le site de Ballast

Dans le pre­mier livre du Capital, Marx écrit que « le tra­vail sous peau blanche ne peut s’é­man­ci­per là où le tra­vail sous peau noire est stig­ma­ti­sé et flé­tri ». Aucun doute en la matière : c’est d’un même élan qu’il faut lut­ter contre la domi­na­tion capi­ta­liste et raciale, enchâs­sées qu’elles sont his­to­ri­que­ment. C.L.R James — pour Cyril Lionel Robert James — est l’une des voix de ce socia­lisme anti­ra­ciste et anti­co­lo­nia­liste. Né en 1901 à Trinidad, il quitte l’île en 1932 afin de rejoindre l’Angleterre, où il devien­dra l’un des ani­ma­teurs du mar­xisme et du pan­afri­ca­nisme lon­do­niens. Il y dis­pa­raî­tra en 1989. Si Jacobins Noirs, son œuvre la plus diffusée, consti­tue une réfé­rence dans le monde anglo-saxon, l’Europe conti­nen­tale l’i­gnore le plus sou­vent. Nous retrou­vons Matthieu Renault dans un café : cher­cheur en phi­lo­so­phie, il a récem­ment consa­cré un livre à cette « vie révo­lu­tion­naire ».


Frantz Fanon appe­lait à l’a­vè­ne­ment d’un « nou­vel huma­nisme ». Diriez-vous que James par­ti­cipe de cet élan ?

Oui. Mais dans un sens pro­ba­ble­ment dif­fé­rent. James a beau­coup tra­vaillé avec Raya Dunayevskaya, la secré­taire de Trotsky à Mexico — il a fon­dé avec elle le cou­rant Johnson-Forest Tendency, puis ils se sont sépa­rés : elle a lan­cé, par la suite, le cou­rant Marxist Humanism. Pour James, c’é­tait une tau­to­lo­gie : le mot « huma­nisme » était déjà, selon lui, dans le « mar­xisme ». Il pen­sait que le mar­xisme était par essence une phi­lo­so­phie de l’Homme — au regard, notam­ment, des Manuscrits de 1844 de Marx. S’il existe un huma­nisme jame­sien, il se situe dans cette tra­di­tion — ce qui n’é­tait pas seule­ment le cas pour Fanon. Le nou­vel huma­nisme que Fanon appe­lait de ses vœux se fon­dait sur une cri­tique de l’hu­ma­nisme euro­péen et de ce à quoi il avait conduit : c’é­tait un huma­nisme de retour­ne­ment. L’humanisme contre lui-même.

James appe­lait la phi­lo­so­phie à se faire « pro­lé­ta­rienne » : qu’est-ce que ça signi­fiait, au juste ?

« Pour James l’é­cri­ture et la théo­rie se trou­vaient embar­quées dans la lutte des classes. »

Il esti­mait qu’il n’y avait pas d’é­cri­ture de l’Histoire sans une phi­lo­so­phie de l’Histoire der­rière elle. Et que l’é­cri­ture et la théo­rie se trou­vaient embar­quées dans la lutte des classes. Il pen­sait que les posi­tions tra­di­tion­nelles des his­to­riens étaient nour­ries par leur appar­te­nance de classe — ce qui l’a­me­na à cri­ti­quer l’his­to­rio­gra­phie « bour­geoise ». Mais, à la dif­fé­rence, plus tard, de cer­taines ana­lyses post-colo­niales, il ne pen­sait pas qu’un his­to­rien blanc était condam­né par nature à être un défen­seur de la colo­ni­sa­tion : s’il l’est, pour James, c’est en rai­son de sa posi­tion bour­geoise et du pro­fit qu’il en tire en matière d’ex­ploi­ta­tion coloniale.

À pro­pos de ses « Notes sur la dia­lec­tique », vous écri­vez qu’il a flir­té avec l’a­nar­chisme tout en res­tant ancré dans le léni­nisme. Comment le situer ?

Il a décou­vert le trots­kysme en Angleterre — et L’Histoire de la révo­lu­tion russe de Trotsky res­te­ra son livre de réfé­rence, même lors­qu’il aura rom­pu avec sa pen­sée. Ce livre est le plus impor­tant pour com­prendre sa tra­jec­toire poli­tique (avec, plus tard, Black Reconstruction de Du Bois). C’est une pre­mière période. Il se retrouve ensuite aux États-Unis, dans les années 1940, après la mort de Trotsky, et il s’op­pose à deux traits du trots­kysme : l’i­dée que l’Union sovié­tique serait un « État ouvrier dégé­né­ré » (pour James, elle repo­sait en réa­li­té sur un « capi­ta­lisme d’État ») et, plus impor­tant, l’é­loge de l’a­vant-garde (James allait, de plus en plus, défendre « l’au­to-éman­ci­pa­tion »). L’auto-éman­ci­pa­tion de la classe ouvrière, où le Parti perd tout son rôle de guide, de direc­teur. Il son­geait alors que les masses n’a­vaient plus besoin de lea­ders : en cela, il flir­ta avec l’a­nar­chisme. Mais en conti­nuant, tou­jours, de se reven­di­quer « mar­xiste-léni­niste ». Il esti­mait que la doc­trine léni­niste visant à prendre l’État par une mino­ri­té orga­ni­sée était per­ti­nente dans la Russie des années 1910 mais plus de son temps. James conti­nuait de pen­ser que les bol­che­viks eurent rai­son, au moment de la Révolution russe, contre les anar­chistes et les socia­listes-révo­lu­tion­naires. Mais il n’é­tait pas anar­chiste puis­qu’il disait qu’il man­quait à cette tra­di­tion une pen­sée du pou­voir et de la prise du pou­voir. Il avait des liens avec Daniel Guérin, du reste — mais qui était com­mu­niste liber­taire et pas seule­ment anar­chiste. James devait tra­duire son ouvrage sur la Révolution fran­çaise, mais il était tou­jours en retard…

[Léon Trotsky | DR]

James s’at­ta­chait « à (re)placer les Noirs dans l’his­toire du monde », dites-vous. Quelle était sa méthode ?

D’aller redé­cou­vrir une his­toire occul­tée. Mais il n’é­tait pas véri­ta­ble­ment inté­res­sé par l’i­dée de mon­trer que les Africains et les Caribéens pos­sé­daient une his­toire propre ; il cher­chait à révé­ler de quelle façon cette his­toire des marges, des colo­nies, par­ti­ci­pait de l’his­toire mon­diale. En réponse à un article des Temps modernes, il écri­vit dans une lettre qu’il était inté­res­sé par le lien qu’il y eut entre la Révolution haï­tienne et la Révolution fran­çaise, par les connexions et les allées et venues entre elles. Par le fait de sai­sir leur auto­no­mie et leurs imbrications.

De quelle façon James prend-il la mesure de l’en­jeu colonial ?

D’abord par sa par­ti­ci­pa­tion au Beacon Group, à Trinidad : un groupe « inter-racial » fon­dé par des créoles d’o­ri­gine por­tu­gaise. Par ses lec­tures, éga­le­ment, du jour­nal de Marcus Garvey ; par un article remet­tant en cause l’in­tel­li­gence des Noirs, qui l’a­vait tou­ché et auquel il avait lon­gue­ment répon­du ; et sur­tout par son inté­rêt pour une figure locale, le capi­taine Andrew Arthur Cipriani, un créole corse par­ti­san de l’au­to­no­mie des Antilles. Il découvre d’a­bord la pen­sée anti­co­lo­niale dans le cadre de l’Empire. Mais le vrai déclic fut l’in­va­sion de l’Abyssinie par Mussolini. Il écri­vit alors, d’Angleterre, qu’on ne pou­vait plus être aveu­glé. Et des ponts s’é­ta­blissent car cette ques­tion mobi­lise les trots­kystes britanniques.

Il redou­tait l’im­por­ta­tion d’un socia­lisme « abs­trait » auprès des popu­la­tions noires. Il esti­mait qu’il fal­lait en pas­ser par des « tra­duc­tions » locales…

« Là où les post-colo­niaux aspirent à pro­vin­cia­li­ser l’Europe, James vou­lait dépro­vin­cia­li­ser le monde non-européen. »

Notamment sur la ques­tion afro-amé­ri­caine. On ne pou­vait pas, expli­quait-il, ral­lier en un ins­tant les Noirs amé­ri­cains au socia­lisme, indé­pen­dam­ment de leurs expé­riences et de leurs tra­di­tions de lutte. Il esti­mait que Garvey était par bien des aspects un fas­ciste mais recon­nais­sait que son mou­ve­ment fut le plus puis­sant, pour les Noirs, aux États-Unis ; il fal­lait donc le prendre au sérieux. Il tenait à res­pec­ter cette auto­no­mie noire. Il pen­sait qu’il fal­lait par­tir d’elle pour ins­tal­ler le socialisme.

Peut-on voir un lien entre le « fra­ter­na­lisme », dénon­cé par Césaire dans une lettre à la direc­tion du Parti com­mu­niste fran­çais, et la posi­tion ici défen­due par James ?

Il y avait là, chez Césaire, une amorce de post-colo­nia­lisme : une rup­ture avec le mar­xisme euro­péen. Il consi­dé­rait qu’il fal­lait inven­ter sa propre variante de com­mu­nisme et repen­ser les doc­trines euro­péennes « par et pour nous ». Cet désir de refonte n’existe pas chez James : il esti­mait que le fond de la doc­trine mar­xiste était uni­ver­selle. Mais qu’il fal­lait incar­ner cette uni­ver­sa­li­té dans des situa­tions concrètes — ce qui sup­pose donc un tra­vail de tra­duc­tion du mar­xisme dans chaque situa­tion. À la Gramsci, par cer­tains aspects. James par­lait de la « Civilisation mon­diale », de la « Civilisation » au sin­gu­lier, mais en esti­mant, tou­jours, que le remède aux crises de cette civi­li­sa­tion pas­sait, en plus des forces révo­lu­tion­naires, par l’é­man­ci­pa­tion des colo­ni­sés. Il appe­lait, dans les années 1950, les dépi­tés de la Civilisation à aller voir du côté du Ghana indé­pen­dant tant s’y jouait, non pas seule­ment le des­tin de l’Afrique, mais celui de la Civilisation mon­diale. Là où les post-colo­niaux aspirent sur­tout à pro­vin­cia­li­ser l’Europe — à lui don­ner la place rela­tive qu’elle occupe dans le monde —, James vou­lait dépro­vin­cia­li­ser le monde non-européen.

[Aimé Césaire à Paris, en 1956 | Getty Images]

Votre livre sur James pro­longe, dites-vous, celui que vous avez publié sur Fanon. Quel sillon enten­dez-vous creuser ?

Comment Fanon fai­sait siennes des théo­ries nées en Europe — la psy­cha­na­lyse, la phi­lo­so­phie exis­ten­tielle ou l’an­thro­po­lo­gie poli­tique ? Voilà ce qui avait tout par­ti­cu­liè­re­ment rete­nu mon atten­tion. Que fai­sait-il de ces théo­ries et de ces savoirs que n’a­vaient qua­si­ment pas pen­sé le monde non-euro­péen ? Que leur faire pour les arra­cher à leur matrice ori­gi­nelle et les rendre opé­ra­tion­nels au sein du monde colo­nial ? C’est ce que j’ai appe­lé des « dépla­ce­ments épis­té­miques ». On reproche sou­vent au mar­xisme son euro­cen­trisme — c’est deve­nu un lieu com­mun —, et cette tra­di­tion non-euro­péenne du mar­xisme, cri­tique de l’eurocentrisme, qui est peu connue, m’a inter­pel­lé. James, donc. Une par­tie de Du Bois. Ou encore Mariátegui, au Pérou. Et d’autres…

Il existe un nœud his­to­rique entre le mou­ve­ment socia­liste et la lutte anti­ra­ciste : il a pu exis­ter des révo­lu­tion­naires racistes…

James savait que les ouvriers blancs n’al­laient pas, spon­ta­né­ment, être du côté des Noirs amé­ri­cains. La puis­sance du pré­ju­gé racial touche toutes les classes.

Il y a dans sa réflexion un sou­ci d’é­qui­libre : cher­cher le point qui per­mette de pen­ser à la fois la ques­tion sociale et la ques­tion raciale, sans ver­ser dans un socia­lisme aveugle à la race ou un anti­ra­cisme aveugle au capital.

« Il s’a­git de lut­ter contre l’eu­ro­cen­trisme en se reven­di­quant en per­ma­nence des tra­di­tions intel­lec­tuelles et révo­lu­tion­naires de l’Europe. »

C’est une ques­tion extrê­me­ment com­plexe. Il pen­sait que mettre la race au pre­mier plan était une erreur théo­rique dan­ge­reuse et n’a pas vu d’un très bon œil, dans les années 1970, le fait que cer­tains cou­rants au sein des Black Studies ne se mettent plus qu’à par­ler d’elle. Tout en affir­mant que Toussaint Louverture n’a­vait, par exemple, pas com­pris les reven­di­ca­tions des anciens esclaves — reven­di­ca­tions fon­dées sur la race. Que son refus de prendre en compte le pri­vi­lège blanc fut une erreur stra­té­gique. Cette ten­sion est omni­pré­sente chez James.

Votre sous-titre, La vie révo­lu­tion­naire d’un « Platon noir », pose ques­tion. Pourquoi avoir besoin de le situer par rap­port à un clas­sique européen ?

C’était un titre pro­vi­soire, gar­dé par les édi­tions La Découverte — avec mon accord, au final. C’est une expres­sion du Times. Fanon n’au­rait pas aimé ce sous-titre, comme si les Noirs ne pou­vaient rien rêver de mieux que d’at­teindre le niveau d’un Blanc. Mais James était plus ambi­va­lent : il se reven­di­quait en per­ma­nence des grands clas­siques occi­den­taux. Il avait une admi­ra­tion sans bornes pour Aristote, Rousseau, Hegel, Marx ou Lénine. Ce titre révèle ce para­doxe. Il s’a­git de lut­ter contre l’eu­ro­cen­trisme en se reven­di­quant en per­ma­nence des tra­di­tions intel­lec­tuelles et révo­lu­tion­naires de l’Europe — de manière plus ou moins consciente. Je com­prends très bien cette cri­tique, cela dit.

[Léopoldville, ex-Congo belge, le 27 août 1960. Frantz Fanon (à droite) et M'Hamed Yazid, représentent le FLN à la conférence panafricaine | AFP]

Pourquoi avoir par­lé de l’es­souf­fle­ment d’une par­tie de la pen­sée post-coloniale ?

La cri­tique de l’eu­ro­cen­trisme est une condi­tion néces­saire, mais pas suf­fi­sante, à l’é­man­ci­pa­tion. Cette pen­sée gomme par­fois les cli­vages internes des socié­tés colo­ni­sées et euro­péennes. Je ne suis pas de ceux qui pensent que les études post-colo­niales conduisent à une pen­sée rela­ti­viste et binaire. Prenez Alî Sharî’atî, le pen­seur de la Révolution ira­nienne (qui avait cor­res­pon­du avec Fanon), tenu par cer­tains de ses cou­rants comme l’emblème d’une rup­ture avec l’Occident. Cette réap­pro­pria­tion de Sharî’atî par la déco­lo­nia­li­té est une bonne chose, mais que fait-on du fait que le dis­cours de Sharî’atî soit aujourd’­hui en par­tie celui du pou­voir ira­nien ? Il ne fau­drait pas perdre en com­plexi­té. J’avais aupa­ra­vant par­lé de « maté­ria­lisme post-colo­nial », pour ne plus oppo­ser les deux termes, mais cela res­tait une jux­ta­po­si­tion de termes plus qu’autre chose ; c’est pour­quoi je parle plu­tôt, dans ce livre, de « maté­ria­lisme glo­bal ».

Dans les der­nières pages des Damnés de la terre, Fanon lance : « Il s’a­git pour le Tiers-Monde de recom­men­cer une his­toire de l’homme qui tienne compte à la fois des thèses quel­que­fois pro­di­gieuses sou­te­nues par l’Europe mais aus­si des crimes de l’Europe dont le plus odieux aura été au sein de l’homme ». Cela rejoint-il ce sou­ci de complexité ?

« Il faut dis­tendre les ana­lyses mar­xistes dès qu’on aborde les ques­tions colo­niales, écri­vait Fanon. »

On cite peu cette phrase. On a ten­dance à résu­mer Les Damnés de la terre à une unique rup­ture avec l’Europe. Fanon par­lait pour­tant d’une reprise et d’une rup­ture. C’est un double mou­ve­ment. Une coïn­ci­dence des oppo­sés autre­ment plus productive.

« Distendre le mar­xisme », rap­pe­lez-vous…

C’est une expres­sion de Fanon. Il faut dis­tendre les ana­lyses mar­xistes dès qu’on aborde les ques­tions colo­niales, écri­vait-il. L’étymologie de ce verbe m’in­té­resse : dis­tendre, c’est à la fois étendre et relâ­cher les liens. Étendre le mar­xisme tout en le recon­fi­gu­rant, donc.


Photographie de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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