Ambiance Bois : « Le modèle autogéré est applicable à n’importe qui »


Entretien inédit | Ballast

Nous sommes au début des années 1980 : Marc, Philippe, Catherine et une poi­gnée d’a­mis ne veulent pas de l’a­ve­nir qu’on leur pro­pose ; ils décident de prendre la tan­gente. Direction le pla­teau des Millevaches, dans la Creuse. En plus de leur expé­rience com­mu­nau­taire, la joyeuse troupe décide de s’at­ta­quer à la pro­duc­tion pour prou­ver qu’il est pos­sible non seule­ment de vivre, mais aus­si de tra­vailler « autre­ment ». En 1988, après plu­sieurs années de for­ma­tion et de tâton­ne­ments, ils créent la scie­rie Ambiance Bois. Ils sont six à y tra­vailler, sans patron, en se par­ta­geant les tâches et les res­pon­sa­bi­li­tés. Vingt-huit ans plus tard, Ambiance Bois existe tou­jours. Les six du départ sont aujourd’­hui vingt-cinq et les acti­vi­tés se sont diver­si­fiées : en plus de pro­duire et vendre du par­quet et du lam­bris avec du bois de la région, Ambiance Bois construit et ins­talle main­te­nant des mai­sons en bois. Marc, pré­sent depuis le début, nous raconte ses vingt-huit ans d’ex­pé­rience poli­tique auto­gé­rée. Vingt-huit ans à ten­ter d’œuvrer mal­gré le cadre pro­duc­tif capi­ta­liste, sans y perdre son âme et son éner­gie. Vingt-huit ans d’an­crage sur un ter­ri­toire. Vingt-huit ans à mettre ses idéaux au contact du réel. 


b6À Ambiance Bois, les 25 tra­vailleurs sont tous « agents d’u­si­nage du bois ». Vous avez tous le même sta­tut aux yeux de l’ad­mi­nis­tra­tion. Cette éga­li­té sur le papier se véri­fie-t-elle dans la réa­li­té ? Tout le monde décide de tout ? Tout le monde touche à tout ? 

Il est clair que la parole des uns et des autres n’a pas le même poids. On n’a pas tous la même pré­sence, la même façon de s’exprimer, le même inté­rêt pour Ambiance Bois, la même his­toire dans l’entreprise… Il y a une inéga­li­té dans la prise de parole et la façon dont elle est per­çue. Cette inéga­li­té n’est pas sta­tu­taire, alors on tra­vaille avec ça et on le prend en compte. Mais la pos­si­bi­li­té que cha­cun s’exprime sur tous les sujets est réelle, et il y a aus­si plein de manières de peser sur l’entreprise sans que cela passe par la prise de parole en réunion. Tout le monde ne décide pas de tout quand on est 25. Il y a plein d’activités au sein d’Ambiance Bois qui ne relèvent pas de tout le monde mais des gens qui s’en occupent. Par exemple, l’équipe plus spé­cia­li­sée sur l’aspect com­mer­cial a ses propres réunions, assez régu­lières, au cours des­quelles ils réflé­chissent sur leur acti­vi­té. Pour que tout le monde ait une vision d’ensemble sans pour autant tout gérer, on a dif­fé­rents niveaux de déci­sion, qui cor­res­pondent à l’activité dont on est res­pon­sable à un moment don­né. Mais les déci­sions impor­tantes qui concernent l’entreprise (l’embauche d’une nou­velle per­sonne, un inves­tis­se­ment qui nous engage sur des niveaux finan­ciers impor­tants ou à long terme, ou une modi­fi­ca­tion de l’organisation du tra­vail entre nous) sont prises en réunion géné­rale de toute l’équipe.

« La domi­nante, c’est que per­sonne n’est mono-tâche. »

Concernant le par­tage des tâches, on n’est pas dans une situa­tion où tout le monde fait tout. Il y a trop de métiers dif­fé­rents et on ne peut pas pas­ser indif­fé­rem­ment à n’importe quel poste, sans comp­ter qu’on n’a pas envie de tout faire. La domi­nante, c’est que per­sonne n’est mono-tâche. En géné­ral, cha­cun s’oc­cupe à la fois des acti­vi­tés de pro­duc­tion et d’autres de bureau, mais ce n’est pas une règle abso­lue et ça dépend aus­si des goûts et des aspi­ra­tions de cha­cun, ou encore de nos limites phy­siques. On a les uns et les autres des bou­lots où on est plus en posi­tion d’exécutants et d’autres de déci­deurs. Par ailleurs, la ges­tion du temps laisse une large place aux aspi­ra­tions indi­vi­duelles et à la manière dont cha­cun veut s’organiser. Moi, j’ai une grosse domi­nante admi­nis­tra­tion, ges­tion et comp­ta. Ce sont les domaines sur les­quels je passe l’essentiel de mon temps. J’ai eu très long­temps une inter­ven­tion sur des postes basiques de pro­duc­tion (sciage, rabo­tage) mais je ne le fais plus depuis un an pour rai­son de san­té. À part ça, je suis chauf­feur de poids lourds et très inves­ti sur la par­tie for­ma­tion des jeunes qui repré­sente envi­ron 2 mois de tra­vail par an.

Comment vous orga­ni­sez-vous pour que l’information cir­cule et que la parole de cha­cun soit prise en compte ?

Pour que l’information cir­cule, il y a une moda­li­té d’organisation qui aide pas mal : tous les jours, on fait une pause d’une demi-heure qui regroupe toutes les per­sonnes qui tra­vaillent sur le site. Des infos s’échangent, de manière plus ou moins for­melle. Et ça se passe dans une salle entou­rée de tableaux d’affichage. Et quand on veut être sûr que tout le monde reçoive une info, on dif­fuse l’info par un cour­riel géné­ral. On a aus­si une réunion men­suelle d’information et de prise de déci­sions. Sinon, l’info cir­cule dans les petits groupes de tra­vail. Pour la construc­tion de mai­son, l’équipe chan­tier a ses propres réunions. Et puis quand des groupes de 3 ou 4 sont sur un chan­tier sur une période assez longue, l’info cir­cule plus faci­le­ment que dans les groupes de 25. Pour la prise de parole, il n’y a pas de métho­do­lo­gie régu­lière ou sys­té­ma­tique. Ça nous arrive de pra­ti­quer des tours de table sur cer­tains sujets impor­tants mais c’est pas fré­quent car quand tu fais un tour de table à 25, à la fin du tour, il s’est pas­sé 2 h 30 ! On fonc­tionne plus sur des prises de paroles volon­taires. Et même si on ne vote pas, on fait quand même un tour rapide pour véri­fier que tout le monde est d’accord. Le fonc­tion­ne­ment a ses limites, notam­ment dans la répar­ti­tion de la parole, mais il est assez effi­cace et génère glo­ba­le­ment pas mal de satisfaction.

Vous ne votez pas ? 

On est plu­tôt sur un mode consen­suel, à savoir, la déci­sion qu’on va prendre quand plus per­sonne ne s’y oppose caté­go­ri­que­ment. Ça ne veut pas dire que tout le monde est d’accord avec la déci­sion mais que tout le monde accepte qu’elle soit prise.

Votre PDG est tiré au sort. Pourquoi ce choix ?

En interne, le PDG n’a aucune signi­fi­ca­tion. Il sert très peu, même vis-à-vis de l’extérieur, per­sonne ne sait qui est le PDG, mis à part sur cer­tains papiers admi­nis­tra­tifs. Le seul fac­teur qui dif­fé­ren­cie le PDG d’un autre, c’est qu’il porte la res­pon­sa­bi­li­té pénale de l’entreprise. Comme on n’a pas trou­vé de moyen de la por­ter col­lec­ti­ve­ment, on la porte à tour de rôle. Ce qui est impor­tant ce n’est pas que le PDG soit tiré au sort, c’est que tout le monde va l’être à un moment ou un autre sur une période assez longue de vie de l’entreprise.

Vous fabri­quez du par­quet, du lam­bris et des mai­sons avec du bois de la région. Votre moti­va­tion de départ était de « tra­vailler autre­ment ». Auriez-vous pu le faire en ven­dant des ordi­na­teurs, des ser­vices à la per­sonne ou des titres de créance sur les mar­chés financiers ?

« La moti­va­tion de départ n’était pas de tra­vailler le bois mais de tra­vailler autre­ment. On n’aurait pas pu faire n’importe quoi : du fer, du papier, de la pro­duc­tion alimentaire… »

Ce n’est pas l’activité qui nous a réunis au départ même si depuis, par­mi les gens qui sont ren­trés dans Ambiance Bois, cer­tains sont venus pour l’aspect bois, char­pente ou construc­tion de mai­son. Mais la moti­va­tion de départ n’était pas de tra­vailler le bois mais de tra­vailler autre­ment. Pour autant on n’aurait pas pu faire n’importe quoi. On vou­lait pro­duire un bien qui nous sem­blait utile pour tout le monde et néces­saire pour vivre. Ça aurait pu être du fer, du papier, de la pro­duc­tion ali­men­taire… Il y avait plein de choses pos­sibles mais aus­si plein de choses pas pos­sibles. Un cri­tère fon­da­men­tal était d’être dans le tra­vail de pro­duc­tion des­ti­né à répondre à un besoin essen­tiel de la vie. Un autre choix impor­tant au départ, était de faire quelque chose qui res­semble un peu à une petite usine. C’était impor­tant de mon­trer que, y com­pris dans un tra­vail de type indus­triel, on peut mener ça de manière humaine, auto­gé­rée, res­pon­sa­bi­li­sant pour les uns et les autres. C’était et c’est tou­jours une dimen­sion fon­da­men­tale pour nous. La dimen­sion de la pro­duc­tion dans une socié­té, à savoir fabri­quer les objets avec les­quels on vit, nous parais­sait indis­pen­sable. On est un cer­tain nombre à pen­ser qu’il est impor­tant que cha­cun prenne un peu sa part de ce tra­vail-là. Mais il ne faut pas non plus se lais­ser sub­mer­ger par ces seules fonc­tions. On cher­chait à trou­ver un mode d’organisation qui nous per­mette de nous épa­nouir et de nous inves­tir dans d’autres domaines. Le temps par­tiel per­met de nous faire vivre une expé­rience de pro­duc­tion auto­gé­rée mais aus­si de vivre plein d’autres choses dans notre vie, ce qui fait que nous ne sommes pas que dans la pro­duc­tion économique.

Économie sociale et soli­daire, entre­pre­neu­riat social, entre­prises libé­rées, l’i­dée de « tra­vailler autre­ment » est à la mode. Qu’est-ce qui dif­fé­ren­cie Ambiance Bois des coopé­ra­tives comme le Crédit Agricole ou des entre­prises comme Google qui pra­tiquent le mana­ge­ment à la cool et offrent plus de sou­plesse à leurs employés ?

Une chose fon­da­men­tale est de savoir pour qui et au béné­fice de qui on tra­vaille. À Ambiance Bois on est nous-mêmes déci­deurs et béné­fi­ciaires de notre acti­vi­té. Ce n’est pas seule­ment une forme d’organisation du tra­vail dif­fé­rente, on se redis­tri­bue les béné­fices et on vit de cette acti­vi­té là. Si on est orga­ni­sés comme ça, ce n’est pas pour atteindre une meilleure per­for­mance mais pour que soient prises en compte les aspi­ra­tions indi­vi­duelles des gens qui com­posent l’entreprise. Il y a des points com­muns avec dif­fé­rentes autres formes d’organisation du tra­vail qui peuvent se tes­ter ailleurs mais il y a des dif­fé­rences qui relèvent de l’état d’esprit, du pour­quoi on fait les choses, qui changent fon­da­men­ta­le­ment la manière dont ça se passe et sur­tout qui relèvent du pou­voir : il ne s’agit pas seule­ment d’organiser le tra­vail de manière souple et humai­ne­ment gra­ti­fiante, il s’agit pour les tra­vailleurs d’avoir le véri­table pou­voir de déci­sion sur l’entreprise et tous ses grands choix fondamentaux.

À Ambiance Bois, on ne tra­vaille pas pour assu­rer une ren­ta­bi­li­té au capi­tal inves­ti, mais pour per­mettre à des êtres humains de vivre digne­ment, et si pos­sible plai­sam­ment leur tra­vail, en tout cas pas dans une situa­tion de domi­na­tion et d’en tirer de quoi sub­sis­ter. C’est l’équipe de tra­vail et les gens qui la com­posent qui sont le fac­teur fon­da­men­tal, la rai­son d’être même de ce pro­jet. Et ce devrait être la rai­son d’exister de toute entre­prise : pro­duire quelque chose d’utile pour la socié­té, et per­mettre aux sala­riés d’en tirer leur reve­nu, en res­pec­tant les uti­li­sa­teurs. Ensuite, si ça per­met aus­si d’assurer une cer­taine rému­né­ra­tion des capi­taux inves­tis, tant mieux, mais ce n’est pas le but pre­mier, la rai­son d’être de l’entreprise. L’autre chose qui nous dif­fé­ren­cie, c’est qu’on n’est pas sim­ple­ment une entre­prise, pas juste un endroit où on crée un pro­duit, du tra­vail de la valeur. On est ins­tal­lés et inves­tis dans le milieu ter­ri­to­rial dans lequel on est. On agit pour l’amélioration du contexte de vie local, et pas seule­ment par rico­chet parce qu’on a un poids éco­no­mique local, mais parce que ça fait par­tie des moti­va­tions même de faire exis­ter cette entreprise.

Vous avez choi­si le sta­tut assez rare de SAPO. En quoi le choix de se consti­tuer en socié­té ano­nyme plu­tôt qu’en coopé­ra­tive vous sem­blait-il plus appro­prié pour mener à bien votre envie de « tra­vailler autrement » ? 

Au départ, on s’est posés la ques­tion de se mon­ter en SCOP [Société coopé­ra­tive et par­ti­ci­pa­tive] mais une rai­son impor­tante du choix du sta­tut a été notre acti­vi­té de pro­duc­tion. On avait besoin de mobi­li­ser des capi­taux impor­tants pour créer l’entreprise. On a donc dû mobi­li­ser de l’argent qui n’appartenait pas seule­ment aux gens qui allaient tra­vailler dedans. Dans les SCOP, les tra­vailleurs ont voca­tion à être pro­prié­taires de leur outil de tra­vail. Ici ce n’est pas pos­sible. Il y avait besoin que des gens d’autres pro­ve­nances apportent de l’argent. La ques­tion est de savoir com­ment on fait pour que les appor­teurs de capi­taux et des tra­vailleurs s’associent pour créer un outil de tra­vail et le gérer ensemble tout en don­nant prio­ri­té au fac­teur tra­vail. Dans la SAPO, il y a une recon­nais­sance du fac­teur tra­vail en tant que tel. Les per­sonnes qui par­ti­cipent à l’entreprise ont le droit à la déci­sion et à l’administration de la socié­té et par­ti­cipent aux béné­fices du simple fait de leur tra­vail, sans avoir à appor­ter d’argent. Dans les SCOP, il faut déte­nir une part sociale pour cela, acquise par trans­fert d’argent. Dans les SAPO, le fac­teur tra­vail à lui tout seul, donne la qua­li­té d’associé. Politiquement ça veut dire que le fac­teur tra­vail est au même niveau d’importance que le fac­teur capi­tal. Par ailleurs, dans une SCOP, la loi n’oblige pas les tra­vailleurs à deve­nir coopé­ra­teurs. On peut ain­si res­ter toute sa vie dans une SCOP en étant sim­ple­ment sala­rié. Dans la SAPO, par contre, tous les gens qui tra­vaillent deviennent auto­ma­ti­que­ment asso­ciés au bout d’un an de pré­sence. Ils entrent alors auto­ma­ti­que­ment dans la SCMO (Société Coopérative de Main d’Œuvre) qui est col­lec­ti­ve­ment déten­trice des actions tra­vail qui donnent le pou­voir de déci­sion et le droit à la répar­ti­tion des béné­fices et au sein de laquelle les déci­sions sont prises sui­vant le prin­cipe coopé­ra­tif « une per­sonne = une voix ».

En mêlant uto­pie et gagne-pain, vous avez choi­si de jouer selon les règles du jeu du mar­ché. Comment une entre­prise comme la vôtre, qui refuse l’hy­per spé­cia­li­sa­tion, qui pra­tique mas­si­ve­ment le temps par­tiel et a un pro­ces­sus de prise de déci­sion hori­zon­tal peut-elle sur­vivre dans un envi­ron­ne­ment com­pé­ti­tif domi­né par le dik­tat de la ren­ta­bi­li­té ? Les lois du mar­ché vous ont-elles pous­sées à faire des com­pro­mis avec vos idéaux ?

« Il y a une ten­sion per­ma­nente entre gérer l’équilibre éco­no­mique et gar­der des rythmes de vie qui res­tent humains. »

Je ne suis pas sûr que le mode d’organisation hié­rar­chique soit plus per­for­mant que notre mode d’organisation à nous ! Je ne suis pas sûr du tout que ce pos­tu­lat se véri­fie dans la réa­li­té. Notre capa­ci­té à pou­voir exis­ter et à être ren­table, je ne pense pas qu’elle soit han­di­ca­pée par notre mode de fonc­tion­ne­ment. Par contre, la dif­fi­cul­té est liée à notre sec­teur d’activité, qui implique de lourds inves­tis­se­ments et peu de marges, au choix de la taille, au fait d’être une petite entre­prise indus­trielle dont les concur­rents sont cent ou mille fois plus gros. Ça, ce n’est pas facile à main­te­nir dans le contexte éco­no­mique de concur­rence. Enfin, le choix de valo­ri­ser des bois locaux plu­tôt que d’importer des bois d’Europe de l’Est nous coûte éga­le­ment plus cher. Est-ce que ça nous amène à faire des com­pro­mis ? Oui cer­tai­ne­ment, il y a une ten­sion per­ma­nente entre gérer l’équilibre éco­no­mique et gar­der des rythmes de vie qui res­tent humains. On est sous pres­sion éco­no­mique, on doit sou­vent cou­rir, on tra­vaille par­fois plus que ce qu’on sou­hai­te­rait. Mais le fait de s’insérer dans le sys­tème éco­no­mique glo­bal n’est pas une contrainte subie. On vou­lait res­ter en contact des autres et pas vivre dans notre coin. C’est impor­tant car on avait, et on a tou­jours je crois, l’envie de tra­vailler au chan­ge­ment social. Et on avait aus­si envie d’être au cœur du sys­tème éco­no­mique, de pou­voir mon­trer qu’on peut y agir et faire autre­ment et que si nous on le fait, d’autres peuvent aus­si le faire.

Pendant long­temps, Ambiance Bois était, pour la plu­part d’entre vous, une com­mu­nau­té de vie et de tra­vail. Vous par­ta­giez un toit mais aus­si vos reve­nus. Pourquoi avoir fait le choix de ne plus sépa­rer vie per­son­nelle et vie pro­fes­sion­nelle ? Comment arri­viez-vous à faire coha­bi­ter les deux ? Est-ce encore le cas aujourd’hui ? 

Dans le choix de départ, c’était un posi­tion­ne­ment fon­da­men­tal de ne pas décon­nec­ter le tra­vail des autres tranches de la vie, ne pas faire comme si c’était des mondes à part et qu’on était tan­tôt un tra­vailleur, tan­tôt un citoyen enga­gé, tan­tôt un ami… On est tout ça à la fois, et on ne vou­lait pas sau­cis­son­ner nos vies en tranches, sur­tout si ces tranches sont en contra­dic­tion entre elles. Les dif­fé­rents endroits dans les­quels on s’exprime, on les veut en cohé­rence les uns avec les autres, idéa­le­ment, en com­plé­men­ta­ri­té. On vou­lait qu’il y ait des trans­ferts, que notre acti­vi­té éco­no­mique puisse nous per­mettre de nous enga­ger par ailleurs. On a aus­si fait le choix dès le début, de tra­vailler avec des gens qui ne fai­saient pas ce choix de vie. Il y avait des gens qui par­ta­geait cette glo­ba­li­té, et d’autres qui ne par­ta­geaient que le tra­vail. Aujourd’hui, il y a tou­jours des gens, j’en fais par­tie, qui par­tagent le tra­vail et d’autres dimen­sions de leur vie, mais on est un très faible nombre. Sur 25, on est 4 à par­ta­ger la vie col­lec­tive en plus du tra­vail. Et la moi­tié des membres du col­lec­tif de vie n’est plus à Ambiance Bois. On a aujourd’hui des his­toires dis­so­ciées : l’histoire col­lec­tive d’un groupe qui a fait le choix de vivre ensemble et l’histoire d’Ambiance Bois qui fait l’expérience de tra­vailler autrement.

Ambiance Bois a gran­di depuis sa créa­tion, pas­sant de 6 à 25 tra­vailleurs. Vous avez inté­gré à l’équipe des per­sonnes qui ne par­ta­geaient pas votre vie et qui n’étaient pas autant ani­mées que les fon­da­teurs par l’idéal auto­ges­tion­naire ? Quel impact a eu cette crois­sance sur la dyna­mique col­lec­tive et la démo­cra­tie au sein de l’entreprise ?

Ça change les manières de vivre ensemble, le fonc­tion­ne­ment col­lec­tif. Quand on est 6, sur­tout si on vit ensemble, tout le monde entend tout le monde, tout le monde par­ti­cipe aux conver­sa­tions. Dès qu’on est plus nom­breux, il faut trou­ver d’autres modes de com­mu­ni­ca­tion, pré­voir des moments de réunion, car ça ne se fait plus natu­rel­le­ment comme dans un petit groupe de 6. On change la manière de pro­cé­der mais ça ne change rien à la recherche de fonc­tion­ner col­lec­ti­ve­ment, ça l’enrichit plu­tôt d’être à 25. Aujourd’hui, on est 25 ; au départ les gens étaient ani­més par cet idéal, aujourd’hui les gens ne sont pas for­cé­ment tous ani­més par ça, c’est très inté­res­sant, car on conti­nue pour­tant à fonc­tion­ner en auto­ges­tion et on reven­dique ça assez fort. Quand on s’est réunis pour nos 25 ans, c’est ce mot d’autogestion qu’on a tous vou­lu por­ter et mettre en avant, c’est un peu l’élément fédé­ra­teur. Ça montre que ce modèle auto­gé­ré n’est pas réser­vé à des spé­cia­listes ou des mili­tants. Je pense pro­fon­dé­ment qu’il est appli­cable à n’importe qui. On peut ren­trer, sans recherche préa­lable, y trou­ver sa place et son compte même si on vient d’autres hori­zons. Ce mode d’organisation est fait pour tout le monde. Les gens qui disent qu’il n’y a pas d’autres modes d’organisation pos­sible que le modèle hié­rar­chique, ils ne disent pas la véri­té, notre expé­rience le prouve.

L’existence et la péren­ni­té d’Ambiance Bois dans un sys­tème capi­ta­liste hyper concur­ren­tiel inter­rogent. En quoi pra­ti­quer l’autogestion en entre­prise contri­bue-t-elle à lut­ter contre le capi­ta­lisme ? N’y a‑t-il pas un risque de contri­buer à rendre la domi­na­tion capi­ta­liste et éta­tique plus sup­por­table ? En d’autres termes, l’au­to­ges­tion est elle soluble dans le capitalisme ?

On ne le fait pas uni­que­ment pour notre propre satis­fac­tion per­son­nelle mais pour créer une alter­na­tive au mode d’organisation de la socié­té, remettre en cause ce qu’induit le capi­ta­lisme. On n’est ni une lutte ni une cau­tion. On se situe en oppo­si­tion au mode d’organisation capi­ta­liste du tra­vail et de la socié­té. On n’est pas en train de le saper, il ne se laisse pas saper faci­le­ment même par des formes d’action plus viru­lentes. On n’est pas en train de le détruire donc, mais on construit autre chose qui a de la per­ti­nence. On bâtit un type de fonc­tion­ne­ment qui est réel­le­ment dif­fé­rent et quand il se com­plète avec d’autres types de choix (notam­ment les choix de consom­ma­tion des uns et des autres ou les manières d’être en soli­da­ri­tés avec d’autres ini­tia­tives), on arrive à construire des véri­tables alter­na­tives au monde domi­nant qui dépassent lar­ge­ment notre entre­prise. Sur le Plateau de Millevaches, on est dans un autre mode d’organisation de la socié­té, ça veut pas dire qu’on fait tom­ber le capi­ta­lisme, par­tout ni même loca­le­ment, mais on a affaire à une construc­tion de socié­té autre qui relève de beau­coup de dimen­sions de la vie et pas seule­ment de l’organisation du tra­vail. Et ça concerne suf­fi­sam­ment de monde pour qu’on puisse par­ler d’un autre mode de socié­té pos­sible. On est en résis­tance constructive.

Des recy­cle­ries, médias et cafés asso­cia­tifs, l’Assemblée du Plateau, Tarnac et son Magasin Général… Ça bouge sur le pla­teau de Millevaches où vous êtes ins­tal­lés ! D’où vient cette dyna­mique et com­ment Ambiance Bois et ses membres y par­ti­cipent ? Parlez-nous de l’Assemblée du Plateau…

« On n’est ni une lutte ni une cau­tion. On se situe en oppo­si­tion au mode d’organisation capi­ta­liste du tra­vail et de la société. »

C’est un mélange de gens et une dyna­mique com­plexe qui s’inscrit dans his­toire très longue (contexte de com­mu­nisme rural, pré­sence d’éléments syn­di­caux et révo­lu­tion­naires, notam­ment autour des maçons creu­sois) et qui est bien anté­rieure à notre arri­vée sur le Plateau. Les uns et les autres, on vient d’horizons et de modes de contes­ta­tion sociale dif­fé­rents, mais ça ne nous empêche pas de mener nos propres actions et d’être en sou­tien des actions des autres. On ne se tire pas dans les pattes, c’est ce qui est carac­té­ris­tique de ce qui se passe ici. Le com­pa­gnon­nage que nous met­tons en place avec le réseau Repas a éga­le­ment per­mis de créer pas mal de liens. Paradoxalement, l’affaire de Tarnac a ren­for­cé les soli­da­ri­tés, ça a mis en lien des gens qui sans se regar­der en chien de faïence étaient cri­tiques les uns par rap­port aux autres. On a réa­li­sé que les soli­da­ri­tés per­çues et actives sont plus impor­tantes que les vraies dif­fé­rences qui nous séparent. On est un grand panel de per­sonnes qui font des liens les uns avec les autres. On essaie d’agir en soli­da­ri­té, ça per­met d’avoir une énorme force de trans­for­ma­tion. On n’est pas por­teurs du même dis­cours ni des mêmes pra­tiques, mais on est por­teurs d’une vraie alter­na­tive. Ce qui est à l’œuvre ici, c’est à la fois la construc­tion d’une autre socié­té et la lutte contre ce qui ne nous convient pas. Les moyens de lutte et de construc­tion des uns et des autres dif­fèrent mais tous sont utiles.

Vous appar­te­nez au Réseau Repas. Pouvez-vous nous en dire deux mots. Qu’est-ce que ces échanges vous apportent ? Est-ce que cela vous a per­mis d’al­ler plus loin dans la réa­li­sa­tion de vos idéaux ? 

Pour les struc­tures comme nous qui exis­tons déjà, ça nous enri­chit, ça influe sur nos modes de fonc­tion­ne­ment. On se ren­contre pour échan­ger sur des sujets que l’on a en com­mun (par­tage des tâches, pro­blèmes humains, argent…). Quand on échange avec d’autres, on per­çoit des choses aux­quelles on n’avait pas for­cé­ment pen­sé nous-mêmes. On va cher­cher des idées chez les autres, on va faire évo­luer notre propre his­toire à tra­vers ce qu’ils ont fait évo­luer chez eux. Mais la voca­tion du réseau est de per­mettre que de nou­velles expé­riences se tentent et que ça dif­fuse un max et qu’un peu par­tout, il y ait des choses qui naissent, por­teuses d’une construc­tion nou­velle, qui à leur tour vont faire émer­ger des pro­jets de socié­té et des réa­li­tés différentes.

Vous avez main­te­nant un peu d’ex­pé­rience dans le monde de l’au­to­ges­tion. Qu’est-ce que vous conseille­riez à une bande de jeunes qui, comme vous à l’é­poque, a envie de chan­ger le monde ou, au moins, de vivre autre­ment ? Vous leur conseille­riez de se lan­cer dans la créa­tion d’une entre­prise autogérée ?

Je leur conseille­rais de suivre leurs aspi­ra­tions et ne pas écou­ter ceux qui disent que ce n’est pas pos­sible. Énormément de choses sont pos­sibles, il ne faut sur­tout pas se limi­ter. Il faut vivre et construire ce dont on a envie, confor­mé­ment à ses idéaux. Est-ce que ça doit pas­ser par une entre­prise ou pas, ça je n’en sais rien. A des moments, il va fal­loir lut­ter et s’affranchir des contraintes que la socié­té porte et dont tout le monde est le relais, notam­ment les réseaux fami­liaux et ami­caux, mais il y a beau­coup moins de limites que ce que l’on croit.


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☰ Lire notre tra­duc­tion « Incarner la poli­tique », Amador Fernández-Savater, jan­vier 2016
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☰ Lire notre entre­tien avec Sofia Tzitzikou, phar­ma­cienne dans un dis­pen­saire de san­té à Athènes : « La digni­té du peuple vaut mieux qu’une dette illé­gi­time », juillet 2015
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